Les ailes de Johnny May
|de Marc Fafard, 2013, *
La stéréoscopie, ça demande une bonne maîtrise technique de certains paramètres. En plus du classique duo mise au point — profondeur de champ, vieux comme la photographie, deux nouveaux éléments entrent en ligne de compte : la convergence et l’entraxe. La convergence, c’est le point où les axes des deux yeux se croisent. Ce qui est situé en avant du plan de convergence apparaît en relief sur l’écran, le reste apparaît en profondeur. L’entraxe, c’est l’écart entre les deux yeux (ou, en fait, entre les axes des deux caméras) : plus on l’augmente, plus le relief est saisissant, la moindre petite variation de profondeur se traduisant par un important décalage entre l’image vue par l’œil gauche et celle vue par l’œil droit. Bien entendu, quand on regarde un film stéréoscopique, nos yeux jouent sur leur propre convergence pour s’aligner sur l’élément que l’on regarde : pour un sujet qui apparaît plus près que l’écran, en surgissement si vous préférez, vous yeux vont eux-mêmes converger plus près que l’écran. Quand c’est fait avec délicatesse, ça donne une impression de relief convaincant ; trop fort, le cerveau commence à comprendre que la distance à laquelle on fait converger les yeux et celle à laquelle on regarde l’image ne correspondent pas, et ça fout des céphalées et des envies de gerber. Lorsque l’entraxe est très important, le moindre petit surgissement entraîne ces effets désagréables, dont trop de cinéastes ont abusé aux début de la nouvelle vague de cinéma stéréoscopique (oui, Underworld : nouvelle ère, je suis encore en train de dire du mal de toi).
Pour bien réussir un film en stéréoscopie, il faut donc idéalement adapter l’entraxe et la convergence des deux « yeux » plan par plan. Si ma mémoire est bonne, sur chaque Pace Fusion que James Cameron a utilisée pour Avatar, il y avait au moins un bonhomme de plus que sur une caméra normale, pour régler justement ces effets en fonction de la taille et de la distance du sujet.
Dans le documentaire, il est déjà compliqué d’embarquer en même temps un cadreur, un metteur au point et un directeur de la photographie. Alors, ajouter un stéréoscopiste dans l’équation n’est pas envisageable. On utilise plutôt des caméras à deux corps joints, dont entraxe et convergence sont fixes (l’entraxe de la Panasonic 3DA1 est par exemple une bonne fois pour toute calé à 60 mm, valeur passe-partout assez proche des yeux humains), et on filme comme avec un outil de reportage classique en se disant qu’au pire, on pourra décaler les deux flux au montage pour corriger un plan de convergence foireux.
Cette introduction un peu longue pour expliquer un truc : ajuster au montage, c’est précisément ce que les auteurs des Ailes de Johnny May n’ont pas fait. La convergence est assez aléatoire, parfois à l’horizon, parfois beaucoup plus près, mais toujours très approximative. Amplifiés par la taille d’un écran de cinéma, ces errements sont tels qu’il est parfois impossible de regarder certaines partie de l’écran — les limites d’ajustement de mes yeux ne me permettaient tout simplement pas de superposer les deux images correctement. Pour aggraver les choses, les objectifs utilisés sont rectilinéaires, alors que le seul cinéma qui diffuse le film dans le coin est la Géode, avec son écran hémisphérique : au lieu d’avoir un fish-eye de projection qui compense vaguement la distorsion du fish-eye de prise de vue, on a donc un projecteur qui déforme spectaculairement une image sans doute plutôt prévue pour être diffusée sur un bête écran carré.
Le résultat, c’est que quand vous êtes dans un Beaver, à 50 cm d’un pilote, et que le plan de convergence est à deux ou trois mètres, vous avez l’impression de regarder à vingt centimètres un visage distordu de deux mètres de haut, tout en continuant à observer une image projetée sur un écran à dix mètres de vous. Je ne sais pas si ce que je dis est clair pour tout le monde, mais l’effet est tout simplement monstrueux : on a l’impression d’avoir pris un kilo de psilocybes après avoir descendu une bouteille de rhum cul-sec sur un bateau. Le pire, c’est que ça file même pas un vrai bon mal de mer et les-toilettes-c’est-par-où-s’il-vous-plait, non, c’est juste suffisant pour déboussoler l’oreille interne, déstabiliser l’estomac, faire mal au crâne et faire sentir vaguement malade pendant une heure après la fin du film.
Ah tiens oui, au fait, le film dans tout ça ?
Et bien… Jusque dans les années 60, les Inuits étaient vus comme des sauvages que l’on allait prendre par la main et mener vers le monde merveilleux de la civilisation. On les a donc déracinés, arrachant des gosses à leurs familles pour les envoyer dans des écoles où seul l’anglais était toléré, déplaçant des populations nomades pour les installer dans des maisons, abattant leurs chiens sous prétexte d’hygiène pour leur faire acheter des moto-neiges — sans prendre garde que, selon l’adage, « un chien ne se perd pas » : tant que tu restes avec lui, tu arriveras quelque part, alors qu’un Ski-Doo…
Comme beaucoup de documentaires revenant sur ce genre d’événement, Les ailes de Johnny May a tendance à prendre exagérément le contre-pied de ces visions colonialistes. Les Inuits sont donc présentés comme un peuple fier et rude, où tout allait pour le mieux jusqu’à ce que le vilain blanc vienne foutre la merde en détruisant leur savoir ancestral.
Je ne dirai évidemment pas que l’homme blanc n’a fait que du bien en Amérique du Nord : je ferais plutôt partie des gens qui considèrent que la civilisation locale actuelle s’est bâtie sur un génocide, suivi d’une discrimination qui a duré bien après qu’on a enfin accordé le droit de vote aux autochtones. Mais je suis convaincu qu’il est tout aussi illusoire de penser que l’homme sauvage ait vécu tellement mieux, tellement plus naturellement ou tellement plus intelligemment — le paradis perdu, c’est dans la Bible, pas dans la vraie vie. Après quelques siècles de mépris hautain, je ne crois pas que l’admiration béate soit une position beaucoup plus intelligente et, comme Freud a montré que les enfants ne sont pas spécialement innocents, il serait bon que quelques historiens et sociologues se penchent honnêtement sur les sociétés primitives en raisonnant en termes d’organisation, de culture et de société plutôt qu’en termes de « oh là là les Indiens ils avaient tout compris quand même hein ».
Or, c’est un peu l’impression que j’ai eue en voyant ce film : les auteurs, loin de vouloir faire un documentaire nuancé, semblent plutôt vouloir montrer à quel point les vilains hommes modernes ont détruit un peuple et s’attaquent maintenant à la planète.
C’est d’autant plus dommage que, parti pris mis de côté, les événements contés méritent qu’on s’y attarde, et le fil rouge de la vie d’un pilote des années 40 à nos jours est une bonne façon d’observer la vie locale et son évolution. Le mélange entre images d’archives (qui ont trop souvent subi une conversion stéréoscopique façon théâtre de papier, mais passons), film moderne, interviews et dessin animé racontant les événements passés est également une bonne approche et malgré quelques faiblesses de montage le film se révèle instructif et intéressant.
Dommage donc, dans l’ensemble, que l’orientation inuitophile jusqu’à la naïveté vienne altérer le propos, et surtout dommage que les problèmes techniques de réalisation le rendent à peu près irregardable…
Mon côté geek aéro un peu chieur ne peut tout de même pas passer à côté d’un truc super énervant : quand Johnny May parle d’un « single Otter », c’est que c’est important au moins pour lui. Pourquoi, dès lors, le dessiner dans un Beech 18 ? Juste pour le plaisir de se compliquer la vie ?