Mon nom est Personne
|de Tonino Valerii, 1973, ****
On dit parfois que le western classique est mort autour de 1960. C’est très discutable, vu qu’en 1962 le public a pu voir L’homme qui tua Liberty Valance, exemple s’il en est de western américain classique, et La conquête de l’Ouest, qui il est vrai sonnait un peu comme un testament en reprenant tous les westerns et en leur ajoutant une dimension historique. En vérité, la production ne s’est jamais interrompue, mais il est vrai que le public américain s’est vaguement détourné du genre, au profit notamment du film noir (en anglais dans le texte), de la science-fiction et du film de guerre, et n’y est massivement revenu qu’en 1969 avec Butch Cassidy et le Kid et La horde sauvage. Il faut dire que, à la fin des années 50, le western en venait à tourner un peu en rond, recyclant les mêmes recettes et les traitant avec des réflexes devenus risibles, surtout pour des spectateurs étrangers.
La nature ayant horreur du vide, ce manque a coïncidé avec l’âge d’or d’un sous-genre : le western italo-franco-germano-espagnol, que les Américains ont vite surnommé « western spaghetti », la plupart des réalisateurs et des producteurs venant de la botte. Apparu autour de 1960 avec des acteurs italiens, celui-ci explose en 1964 avec Pour une poignée de dollars, un succès qui réussit à s’imposer au box-office international. Débarrassé des conventions du « code Hays » américain, le spaghetti pouvait être plus brutal, voire franchement violent, et ne s’imposait pas une morale prédéfinie : ses héros n’étaient pas plus sympathiques que les vilains (d’ailleurs, le personnage le plus violent de Django est sans doute l’éponyme), ce qui laissait la place à une vision cynique marquée par une ironie grinçante et des finales ambigus. Cette approche sérieuse, marquée par des chefs-d’œuvre comme Le bon, la brute et le truand et Il était une fois dans l’Ouest, s’est rapidement accompagnée d’un dérivé mettant l’accent sur l’amoralité et l’ironie, quitte à reléguer au second plan violence et réalisme ; cette seconde vision fut rapidement incarnée par les farces de Giuseppe Colizzi et Ferdinando Baldi, basées sur un duo emmerdeur/emmerdé, un détournement systématique des codes du western, et surtout plein de grosses baffes.
Tout cela nous mène à 1973. En 1973, le western américain est en pleine renaissance, plus réaliste, plus ambigu, plus pacifiste quoique plus violent — Un homme nommé cheval, Little big man, ou encore Le soldat bleu ont totalement remis en question les classiques des années 40 et 50. Le spaghetti vient de transformer en star du grand écran un acteur de série télé baptisé Clint Eastwood, et s’offre de plus en plus des castings non seulement américains, mais célèbres : le grand Henry Fonda, qui n’a plus rien à prouver à personne, vient de jouer dans Il était une fois dans l’Ouest — il se murmure que son rôle à contre-emploi explique l’échec relatif du film aux États-Unis, où l’on pensait le voir surfer sur le succès de la trilogie du dollar. Quant au spaghetti à baffes, avec les deux épisodes consacrés à Trinita, il a largement dépassé les frontières de son Italie natale et s’est révélé un véritable succès populaire à défaut de séduire la critique.
Il manque un film pour boucler la boucle. Et c’est celui-ci que réalisera Tonino Valerii, dans une production de Sergio Leone (qui dirigera également certaines séquences).
Mon nom est personne commence comme n’importe quel western spaghetti : des cadrages paysagers généreux, un rythme posé, des gros plans sur les visages, des vilains qui s’en prennent à de pauvres gens, un rythme posé, une tête d’affiche américaine, un rythme posé, une tension qui monte peu à peu jusqu’à la fusillade initiale, qui permet de présenter l’archétype du héros de western — fort, calme, qui tire vite et juste. Après dix minutes d’introduction, on nous le dit : personne tire plus vite que Jack Beauregard.
Et Personne, c’est Cat Stevens. Ou Trinita. Enfin, c’est l’emmerdeur interprété par Terence Hill dans la moitié des spaghettis farces, fainéant, menteur, manipulateur, intelligent mais foncièrement malhonnête.
La première rencontre entre Beauregard et Personne, c’est un échange d’amusement condescendant et d’admiration ébahie. Ensuite, Personne commence à harceler Beauregard, qu’il admire, pour qu’il fasse un dernier gros coup qui couronnera sa carrière : défaire la bande de cavaliers sans foi ni loi qui terrorise la région.
On retrouve là tous les thèmes favoris du western spaghetti, et toutes ses recettes : les affrontements successifs, les héros pas vraiment recommandables, les méchants très méchants et éventuellement très stupides. Outre des acteurs en grande forme servant des dialogues ciselés emprunts d’un certain cynisme, le film repose sur une réalisation hors pair, avec une photo soignée des grands espaces « américains » ainsi qu’un montage contemplatif capable d’accélérations fulgurantes et adoptant des recettes encore rares à l’époque — ralentis, images figées amplifiant un détail…
Mais on retrouve également tous les aspects du spaghetti parodique, avec des histoires à la noix qui semblent n’avoir aucun rapport avec le schmilblick, des rebondissements absurdes et des scènes à la dynamique profondément burlesque qui n’ont d’autre prétention que de faire rire avec des baffes.
Enfin, la musique est évidemment confiée à Ennio Morricone, qui a à son habitude composé un thème pour chaque grand personnage — le premier, sérieux, propre et classique, pour Beauregard, le deuxième, bucolique et légèrement déséquilibré, pour Personne, le troisième, puissant et parodique, pour la Horde sauvage.
L’ensemble est une excellente distraction, drôle, triste, entraînante, qui déroule efficacement ses thématiques (le passage du temps, la fatigue des vieux héros, la bonne façon de finir) et ne lâche jamais le spectateur.
Mais Mon nom est Personne ne s’arrête pas là, et propose au moins deux symboliques qui démultiplient son intérêt.
La première lecture, facile, c’est la relation filiale. Beauregard est le père, posé, responsable, qui sait quand se battre et quand s’arrêter, en gardant toujours un œil sur la retraite qu’il a bien l’intention de prendre vivant. Personne est l’enfant, turbulent, irrévérencieux, qui rêve de héros invincibles qui abattent tous les obstacles aussi délirants soient-ils ou qui meurent en apothéose sans avoir plié (rappelez-vous Alamo).
Et l’enfant pour qui le père est une icône intouchable devient logiquement un adolescent déçu de découvrir la vérité, avant de renouer à l’âge adulte avec ses différents aspects. Quant au père, s’il peine à supporter les lubies de cet ado caractériel, il sait finalement apprécier ce dernier coup de pied au cul qui le fait avancer encore un peu.
Les deux passent ainsi par toutes les étapes de la crise d’adolescence, celle où le fils déçu tente de tuer le père, celle où le père a une irrépressible envie de baffer le fils, celle où toute communication semble impossible, celle enfin où l’un laisse à l’autre l’héritage et le nouveau monde dans lequel il n’a plus vraiment de place.
Mais il y a surtout une deuxième lecture, complémentaire, qui s’impose de plus en plus à chaque fois que je revois ce film.
Reprenez mon intro et regardez le casting. On a un héros fort et droit, emblématique du western, interprété par un acteur qui a multiplié les rôles de héros fort et droit dans des westerns classiques. On a une mise en place typique du spaghetti, avec une horde de vilains qui s’en prennent aux braves gens et que le héros va devoir affronter. Et on a le clown burlesque qui à lui seul symbolise le spaghetti parodique avec ses idées loufoques et ses réactions imprévisibles.
Et le clown admire le héros et rêve de le voir se surpasser dans le prochain épisode.
Quand Personne récite les affrontements célèbres de Beauregard, c’est le spaghetti dans sa variante la plus parodique qui regarde son lointain maître en lui rappelant ses grandes œuvres ; c’est au fond le spaghetti qui dit au western : « tu m’as fait rêver, tu sais ». Quand Personne explique à Beauregard son rêve de le voir affronter cent cinquante bandits à lui tout seul, c’est le spaghetti qui vient de découvrir La Horde sauvage et qui dit au western : « tu vois, t’en as encore sous le pied, tu peux devenir encore plus grand ». Quand Personne reproche à Beauregard de prendre l’argent plutôt que l’affrontement, c’est encore le spaghetti qui dit au western : « t’as renoncé à être grand quand tu t’es reposé sur les recettes qui marchent au box-office ».
C’est évidemment plus casse-gueule dans l’autre sens, puisque Mon nom est Personne est un spaghetti, mais le regard de Beauregard lorsqu’il découvre Personne en train de pêcher peut rappeler celui des producteurs américains voyant arriver les premiers spaghettis : c’est maladroit, c’est parodique, c’est rien. Au milieu du film, Beauregard ne supporte plus Personne, qui s’avère aussi bon que lui pour buter les méchants mais en plus a l’air de s’amuser : c’est la production américaine qui regarde le succès de Le bon, la brute et le truand en hurlant : « mais non, c’est pas du vrai cinéma, arrêtez ! »
Quant au dernier mot de Beauregard à l’égard de Personne (en gros : « tu as beau dire que tu n’es personne, un jour tu seras forcément quelqu’un »), on peut imaginer que c’est un peu ce qu’ont dû entendre les cinéastes italiens lorsque, vers 1970, ils ont vu apparaître des westerns américains plus noirs, plus ironiques, reprenant à leur sauce des rythmes et des cadrages typiquement européens, ou lorsque les critiques ont commencé à parler de leur sous-genre comme d’un genre à part entière, capable à son tour de faire rêver et d’influencer une génération — et de fait, il n’y aurait pas de Quentin Tarantino sans Sergio Leone.
Ainsi, à sa manière, Mon nom est Personne boucle la boucle. D’une part, il réconcilie le spaghetti sérieux de Leone et le spaghetti farce de Colizzi ; d’autre part, et de manière beaucoup plus importante, il fusionne avec succès le spaghetti dans son ensemble et le grand western américain, en établissant à la fois la filiation, l’influence mutuelle et le respect que les genres ont fini par avoir l’un pour l’autre.
Mon nom est Personne est un bon western, maîtrisant parfaitement ses recettes et fonctionnant sans heurt, qui propose une excellente distraction pour qui veut juste voir un film sympa ; de ce point de vue, il reste un léger ton en-dessous de Le bon, la brute et le truand et de Il était une fois dans l’Ouest, qui demeurent sans doute les chefs-d’œuvre absolus du genre, mais il remplit parfaitement le contrat et ravira sans problème les amateurs.
Mais sur le plan historique, Mon nom est Personne est au moins aussi important que ses illustres aînés. Bien mieux qu’eux, il fusionne tous les sous-genres du western, américain ou italien, sérieux ou parodique, et propose une construction mettant en lumière forces, faiblesses et traits caractéristiques de chacun. C’est quelque part le western ultime, celui où tous les courants fusionnent, et il fait ainsi pleinement partie de la renaissance du genre, débarrassé de ses réflexes américains des années 50, qui mènera à des bijoux comme Josey Wales, hors-la-loi, Danse avec les loups, Impitoyable ou Open range.