Love lies bleeding
|tourbillon ébouriffant de Rose Glass, 2024
Vous êtes-vous déjà demandé ce que ça aurait pu donner si Darren Aronofsky avait fait Thelma et Louise ?
Et bien, on dirait que Rose Glass en a une idée. Elle reprend la trame du duo féminin entraîné dans une spirale de violence à la suite d’une agression, tout en centrant son film sur le corps, ce qu’on lui fait, comment on le sculpte, le travaille ou le détruit, ce qu’on y injecte et comment on l’utilise pour se faire plaisir.
Nous sommes donc à la fin des années 80. Jackie est bodybuildeuse et routarde. Quelques semaines avant un concours prestigieux à Las Vegas, elle s’arrête dans un trou paumé du Southwest. Elle se tape le fils du dirigeant d’un club de tir local pour avoir un taf et s’inscrit à la salle de sport, où elle compte s’entraîner sans relâche en vue du concours. Là, elle croise Lou, gérante du gymnase, qui passe ses journées à nettoyer les sanitaires bouchés par des hordes de mecs blindés de stéroïdes en rêvant de se barrer loin de ces crétins et de ce coin semi-désertique où les autres meufs sont toutes hétéros, sauf une junkie collante.
Rose Glass joue sur les contrastes. Le premier, la personnalité de Lou, qui subit la dégueulasserie du gymnase, les vannes lourdes, et crame clope sur clope en répondant par monosyllabes. Et qui se révèle aussi vraie teigneuse quand il faut calmer l’inévitable crétin qui essaie d’aller au-delà des vannes lourdes, et capable d’enchaîner de longues phrases pleines de menaces quand son beau-frère touche sa sœur.
Autre contraste : l’ambiance. D’entrée, le film est plein de poisse, de sueur, de danger et de désespoir du gymnase au club de tir, et plein de beauté, de tendresse et de plaisir quand Lou et Jackie sortent du travail. Le rôle des héroïnes est, du coup, lui aussi contrasté : subissant la loi des hommes dans la journée, libres et émancipées le soir venu. Et leurs corps sont, eux-mêmes, des œuvres contrastées, qui reprennent les codes masculins (voire masculinistes) de la musculation, de la force, des clopes et de la sueur pour se révéler féminins et sensuels quand on leur fout la paix.
C’est l’occasion de toucher un mot de Ben Fordesman, directeur de la photographie, qui enchaîne les plans sublimes – selon les moments, sublimement crades, sublimement saignants, sublimement inquiétants, sublimement tendus ou sublimement érotiques. La photo joue sur les clairs-obscurs pour masquer, révéler, ou indiquer l’état intérieur de chaque personnage, paradoxalement plus sombre dans la journée et lumineuse dans l’intimité nocturne. Elle est parfaitement intégrée à la narration et, en même temps, elle est sa propre œuvre d’art.
Et puis, il y a l’échelle du drame. À première vue, c’est l’histoire de deux femmes entraînées dans une spirale violente. Ça semble anecdotique dans la Grande Histoire et idéal pour un film intimiste – ce que Love lies bleeding est, profondément, indéniablement. Mais pourquoi, alors, Lou panique-t-elle à la seconde où elle voit un gros SUV typique du FBI ou de l’ATF ? N’en dévoilons pas trop, disons juste que le film croise aussi l’histoire des trafics dans une région qui sert de plaque tournante ente le Mexique et les États-Unis…
Et évidemment, il y a un dernier contraste à relever, directement lié aux précédents : celui de la thématique. Est-ce une romance tragique ? Une comédie romantique ? Un film de bodybuilding ? Un film noir de chez noir ? Une descente aux enfers ? Un film de rédemption et de libération ? Un film sur les rêves des jeunes qui n’ont jamais pu quitter leur village ? Un slasher ? Un film féministe ? Un road movie ? Un anti-road movie ? Un revenge movie ? Un film de super-héroïne ? Un précis de géologie de ce coin aride du Nouveau-Mexique et de l’Arizona où le sol quasiment plat est taillé brutalement par les infiltrations lors des rares orages ?
C’est un peu tout ça. C’est parfois l’un, parfois l’autre. Ou bien, c’est tout le temps tout ça à la fois. À vous de choisir. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne voit pas tous les jours des films aussi denses, qui évoquent autant de sujets différents tout en respectant presque totalement les unités de lieu, de temps et d’action.
Ça pourrait avoir l’air d’un foutoir innommable où une chatte ne retrouverait pas ses petits. Il n’en est rien : le scénario a en fait un fil conducteur logique, grâce à trois manipulateurs aux talents divers qui tentent de forcer leur destin. On pourrait le trouver un peu tiré par les cheveux, mais les dialogues ciselés et les acteurs talentueux font passer aisément les petites incohérences. À ce sujet, si Ed Harris et Kristen Stewart n’ont plus rien à prouver quel que soit le domaine, on peut noter la remarquable prestation de Katy O’Brian, abonnée aux seconds rôles d’action, qui fait ici preuve d’une complexité inédite pour interpréter une femme tiraillée entre son but unique et obsessionnel et tous les à‑côtés qui l’en détournent. Et il faut aussi citer Dave Franco, connard ordinaire d’un naturel extraordinaire.
L’ensemble est un bordel étonnamment maîtrisé, qui touche à tout sans se laisser imposer une case, qui part dans tous les sens tout en pointant toujours vers le même finale à la fois onirique et tragique. C’est une belle histoire dégueu, portée par une superbe photo crade, interprétée par un duo d’actrices virilement féminines et des seconds rôles fragilement indestructibles. Il faut aimer les contrastes, les complexités, les univers noirs où on cherchera en vain un gentil ; il faut aussi ne pas avoir peur de plans trash – ce qui doit saigner doit saigner. En fait, le titre est très parlant, que vous y voyiez une phrase (l’amour gît en sang) ou un programme (amour, mensonges et saignement).