Killers of the flower moon
|de Martin Scorsese, 2023, ****
En 1830, le président Andrew Jackson passe l’Indian Removal Act, « loi de retrait des Indiens » : tous les Amérindiens vivant à l’est du Mississipi, pourtant reconnus comme « civilisés », doivent déménager à l’ouest. Ceux-ci sont donc déportés à marche forcée vers l’Oklahoma, un territoire sans intérêt acquis par hasard avec la Louisiane, à la frontière du Mexique1. Les tribus qui débarquent de la piste des larmes envahissent celles déjà installées sur place, c’est un bordel sans nom qui entraîne une guerre entre les unes et les autres, mais les Blancs sont contents, donc tout va bien.
Enfin… Les Blancs sont contents un moment. Dans les années 1860, le développement de l’élevage bovin pousse de plus en plus de colons à s’installer en territoire indien, le long des axes de transhumance. En 1887, le sénateur Henry Dawes passe le General Allotment Act, « loi d’affectation générale » : sous prétexte d’attribuer les terres aux familles autochtones pour favoriser l’agriculture, elle refile la moitié du territoire aux colons, qui arrivent notamment lors de la ruée de 1889. Certaines tribus se font enfler dans les grandes largeurs, mais les Osages s’en sortent un peu mieux : protégés par leur propre constitution, inspirée du droit blanc quelques années plus tôt, ils parviennent à obtenir un droit personnel sur leurs terres. À l’époque, personne n’y fait très attention, lesdites terres ne valant pas grand-chose.
Mais en 1894, on découvre du pétrole et du gaz en Oklahoma. Du fait du statut particulier des Osages, le Bureau des Affaires indiennes impose aux exploitants de leur reverser un dixième de leur chiffre d’affaire. Les Osages deviennent riches, d’autant qu’ils parviennent à conserver leur propre réserve et les droits miniers afférents lorsque l’Oklahoma devient un État.
Bien entendu, cela attire les convoitises. L’administration s’arrange pour placer nombre d’Osages sous tutelle, notamment les femmes, vu que les femmes, gérer elles-même un budget, enfin, voyons… Quelques colons en profitent pour épouser lesdites femmes : le couple peut ainsi accéder à ses droits financiers et fonder une famille riche.
Et puis, à un moment donné, certains se disent que pourquoi partager avec leur femme ? Après tout, dans un mariage, quand l’un des époux meurt, l’autre récupère ses droits… Les années 1920 sont ainsi marquées par des séries de meurtres d’Osages, dépassant sans doute la soixantaine de victimes, majoritairement féminines.
C’est dans ce cadre que Marty a décidé de faire enfin son premier western. Il s’intéresse à William Hale, riche éleveur et ami des Osages depuis son installation en Oklahoma, à son neveu Ernest Burkhart, fraîchement rentré d’Europe (où il a été blessé pendant la Première Guerre mondiale), et à Mollie Kyle, jeune Osage d’une famille fortunée.
Sur le papier, Killers of the flower moon est donc un polar dans un cadre western, avec une série de meurtres non résolus pour commencer. Mais en vérité, le scénario ne joue pas le mystère : l’affaire étant assez connue, il ne sert à rien de masquer les coupables. Plutôt que sur le thriller policier, Marty se concentre donc sur les relations entre personnages, à commencer par les amours d’Ernest et Mollie, et sur les relations entre peuples. Il peint ainsi une double fresque, sentimentale et historique, et interroge l’âme des États-Unis – ce pays construit sur un génocide, où l’argent est l’alpha et l’oméga de la valeur.
Est-il fidèle à l’Histoire ? Ça se discute. Dans la trame générale, oui, jusque dans certains détails (comme la puissance ridiculement exagérée de la bombe, qui a failli raser tout un quartier). Mais il retouche au moins un élément important : son Ernest est un crétin plus qu’un méchant, sincèrement amoureux de sa femme et loin du cynisme de son oncle. Bien entendu, cela permet de raconter une histoire puissante et de donner à Leo un personnage complexe, honteux, torturé et souvent un peu paumé. Cela permet aussi, par contraste, de mettre en valeur la crevure finie à laquelle Bob donne quand même une touche d’humanité. Mais on peut aussi trouver que cette petite entorse à la réalité adoucit inutilement le propos : en réalité, les Osages ont été victimes d’une véritable petite mafia, parfaitement organisée pour se débarrasser d’eux et récupérer leurs droits pétroliers.
Au-delà de son histoire, Marty présente un environnement, un cadre. En particulier, il présente les Osages. Les Osages, qui ont occidentalisé2 leur mode de vie avant bien d’autres peuples amérindiens, mais qui restent une nation attachée à ses traditions. Les Osages, qui échangent depuis longtemps avec les Blancs et acceptent des mariages métis relativement nombreux, mais qui savent aussi s’en méfier et prendre leurs précautions. Les Osages, qui sont nettement plus équipés en automobiles que la moyenne des Blancs aux États-Unis (sans même parler des autres autochtones), mais qui continuent à discuter les sujets importants assis en rond sous une tente. Les Osages, qui ont réussi à négocier leur statut mais qui n’ont pas pu empêcher leur mise sous tutelle – élément déclencheur de cet enchaînement criminel.
Puisqu’il doit traiter une histoire d’amour, un polar noir, une fresque western et un documentaire romancé sur un peuple méconnu, Marty sait que ça va durer un moment. Il assume et n’a pas peur de prendre son temps : Killers of the flower moon frôle les 3 h 30. Le rythme est généralement plutôt contemplatif, malgré une poignée de scènes menées tambour battant (dont un grand finale pour le moins surprenant). Heureusement, les acteurs et la photo font un superbe travail qui permet d’éviter l’ennui. Mais clairement, ceux qui étaient attirés par le fond de thriller ou la course automobile de l’ouverture risquent un certain ennui. Ceci étant, beaucoup de films de Scorsese se développent à leur propre rythme ; ses fans ne seront donc pas dépaysés.
Dans l’ensemble, voici donc une fresque complexe, bâtie à cheval sur plusieurs genres très différents, du western à la romance en passant par le polar, la vulgarisation économique et l’essai politique. Cela parle d’être humains avec leurs qualités et leurs défauts, de la rencontre de deux peuples, de droit des successions, d’histoire des États-Unis, d’une vague de crimes et de bien d’autres choses. C’est indubitablement un grand film, même s’il faut parfois s’accrocher pour passer certaines longueurs.