JAG
|de Donald P. Bellisario, 1995–2005, qualité très variable mais allez disons *** par gentillesse
Peut-on être à la fois juge et avocat ? Oui, si l’on est juriste dans les forces armées américaines. Le corps du juge-avocat général est en effet un fourre-tout réunissant tout ce qui concerne le juridique militaire — des conflits concernant les pensions des retraités à la surveillance du respect des règles d’engagement sur le terrain, en passant par les cours martiales. Les juges-avocats sont à la fois juristes, conseillers, enquêteurs, avocats, procureurs, jurés et juges, selon les besoins du moment. Chose amusante, il n’y a que trois corps de juge-avocat général pour les cinq branches des forces armées américaines : les Marines et les garde-côtes n’ont qu’une « division », leurs juges-avocats ne sont pas spécialisés dans le juridique (ils sont tout de même formés et inscrits au barreau, rassurez-vous) et restent officiers dans leurs branches respectives. Ils peuvent tout de même être assignés en mission permanente auprès du corps du JAG de l’US Navy. D’ailleurs, le tout premier juge-avocat général de la Navy était le colonel William Butler Remey — ce grade n’existant pas dans la marine américaine, aucun doute : c’était un Marine, pas un marin.
Cette introduction un peu longue est nécessaire pour comprendre la variété de JAG. Comme son nom l’indique, la série se déroule dans le corps du juge-avocat général, plus précisément celui de l’US Navy. Le protagoniste, Harmon Rabb Jr, ancien pilote de chasse, a été recyclé comme juge-avocat suite à un problème médical. Et en tant que tel, il va tour à tour défendre, attaquer, conseiller ou enquêter sur des personnes très variées. Un épisode peut concerner un adolescent qui trompe les officiers recruteurs pour s’engager avant l’âge, un autre parlera de victimes de crimes de guerre demandant réparation, un autre encore de tensions entre Chine et Taïwan, tandis qu’un autre cherchera où est passé un missile nucléaire embarqué dans un sous-marin, se demandera s’il faut envoyer au bagne un quartier-maître qui a égaré une caisse de nourriture, ou bien étudiera le statut juridique de prisonniers de Guantanamo ou de déserteurs nord-coréens… Et il faut ajouter à cela des épisodes un peu hors-série, plus centrés sur les personnages, comme celui où Harm emmène sa collègue faire un tour de Stearman.
La tonalité est logiquement tout aussi variée : certains passages sont de la plus pure farce, d’autres sont profondément dramatiques, et les scénaristes n’hésitent pas à passer de l’un à l’autre au sein du même épisode — quitte à retourner un personnage comme une crêpe en passant, comme lorsque le rigolo de service saute sur une mine… Du coup, les héros évoluent, leurs relations aussi. Certains apparaissent ou disparaissent au fil des affectations, des démissions ou des décès. La série évite ainsi la monotonie et se relance régulièrement. Il lui arrive naturellement de tomber dans la variation sur un thème imposé, mais c’est inévitable en 227 épisodes et l’effort de renouvellement est réel et constant. Un truc est tout de même un peu lourd et répétitif : les relations sentimentales des héros, qui répètent en boucle les mêmes erreurs en attendant la fin de la série (et donc des règles limitant la fraternisation).
Par ailleurs, pour les fans d’aéronautique, le héros étant un ancien pilote militaire qui vole toujours pour son plaisir, il y a de quoi faire. L’épisode pilote se déroule d’ailleurs sur le Seahawk, un porte-avions de classe Nimitz, où une RIO1 est portée disparue. Bellisario, qui a écrit et réalisé cet épisode, en fait d’ailleurs ce qui pourrait aujourd’hui être considéré comme un documentaire sur la masculinité toxique : les pilotes passent leur temps à jouer à qui a les plus grosses (y compris bien sûr la seule pilote, qui pousse plus lourd sur le banc de muscu que la plupart de ses camarades) et leur mentalité de merde a un lien direct avec la disparition de leur consœur.
C’est d’ailleurs un aspect appréciable de JAG : l’esprit des militaires est souvent mis en examen (à tous les sens du terme). De nombreux épisodes remettent en question l’obéissance aveugle, la tendance des membres d’un groupe à se couvrir mutuellement, le mépris envers les civils et les étrangers, l’agressivité sociale et sexuelle des marins notamment en permission, etc. Si l’usage de la force est naturellement fréquent, il doit être justifié, et individus comme dirigeants doivent répondre d’un usage disproportionné. En outre, la notion de légalité des ordres est centrale à de nombreuses occasions, et il est assez régulièrement appelé que, non seulement nul n’est tenu d’obéir à un ordre illégal, mais l’exécuter peut être un délit. La série a beau être produite par un ancien Marine avec la participation de l’USMC et de la Navy, les scénaristes naviguent parfois très près de la limite fixée — en gros : « ça passe tant que les méchants sont pris et punis et que l’institution militaire n’est pas le méchant ». Ils s’en sortent même une ou deux fois en rejetant la faute sur l’échelon supérieur : c’est pas la Navy le méchant, c’est le gouvernement ou le sénat. Le principal truc chelou, sans doute lié à un « hey critiquez pas trop l’armée quand même », est le revirement de Mikey, fils de militaire et jeune homme sensible qui veut faire une école d’art : après quelques épisodes où on semble lui accorder le droit de choisir une vie hors de l’armée, son père l’oblige à signer… et il se met brutalement à adorer la vie militaire, au point d’être en deuxième année d’école navale à la fin de la série !
Au départ, JAG n’est donc pas qu’un bourrage de crâne militariste. Mais il est impossible, à ce sujet, de passer sous silence un énorme problème : les attentats du 11 septembre 2001. La diffusion de la septième saison commence deux semaines plus tard, avec son ordinaire d’action, de Tomcat abandonnés en plein vol et de tensions personnelles. Mais après quelques épisodes, le temps de diffuser ceux déjà tournés avant le 11 septembre, la tonalité change assez brutalement. JAG se transforme presque du jour au lendemain en outil de soutien aux troupes engagées en Afghanistan et en Irak. En particulier, Harm, qui avait toujours été sensible aux comportements de cow-boys mais restait légaliste et équilibré, se met à soutenir sans réserve l’intervention en Irak, y compris les exactions des soldats, les destructions de civils pris entre deux feux et la torture des prisonniers. Même virage sur le plan géopolitique : alors qu’elle présentait les pays alliés comme des entités autonomes ayant leurs propres objectifs aussi respectables que ceux des États-Unis, la série bascule dans un monde où ceux-ci mènent le monde libre et où les autres plient — à part les Français mais c’est un peu des connards hypocrites.
Le summum de ce « nouveau JAG » est atteint durant la neuvième saison, lorsque le secrétaire à la Marine accepte un procès devant la Cour pénale internationale après que des pilotes américains ont détruit un hôpital irakien. Le procès est relativement factuel mais terriblement orienté. Les témoignages sont balayés par des « arguments » pour le moins discutables. Par exemple, le secrétaire général des Nations Unies vient à la barre expliquer que l’ONU n’a donné aucun mandat d’intervention en Irak et que celle-ci est donc illégale. Là, Harm lui dit un truc du style « Mais une nation attaquée a le droit de se défendre, pas vrai ? » et oui, bravo, l’argument est imparable. Difficile en vérité d’imaginer que personne, dans la CPI, ne lui aurait alors demandé de démontrer en quoi l’invasion de l’Irak était une légitime défense, alors qu’aucune trace des armes de destruction massive annoncées n’avait été trouvée et qu’aucun lien n’avait été établi entre les attentats du 11 septembre et Saddam Hussein – vérités historiques clairement rappelées dans les séquences précédentes.
La conclusion de cet épisode est furieusement ridicule. Prenons le discours du secrétaire de la Marine, en bref : « On a toujours symbolisé l’espoir et la liberté, et c’est notre responsabilité de combattre l’agression et la tyrannie. On se bat pas pour de l’argent ou du pétrole, on affronte des hommes violents qui menacent la liberté. Durant deux guerres mondiales et une guerre froide, le monde nous a appelés à l’aide, et aujourd’hui face à la guerre contre le terrorisme, nous ne pouvons pas attendre qu’on nous le demande : nous devons faire ce qu’il faut faire. » Juridiquement, ça s’appelle un aveu : non, personne nous a rien demandé, on a décidé nous-mêmes d’attaquer un autre pays. Mais le procureur (un Français, évidemment), battu par la subtilité et l’imparabilité de ce discours, s’écrase, et les États-Unis échappent à l’accusation de crime de guerre alors qu’il est clairement établi qu’ils ont délibérément fait exploser un hôpital et ses patients.
Le seul bon point de cet épisode, c’est la dernière séquence, où le secrétaire de la Marine demande au procureur : « Je peux vous offrir un verre ? » Il n’y manque qu’un clin d’œil et un « je connais un petit bar très intime » pour en faire la scène la plus gay du catalogue Paramount depuis les vestiaires de Top Gun. Mais sur le plan juridique, géopolitique et moral, c’est de la propagande la plus débile, qui reprend sans le moindre recul les discours de George Walker Bush et Colin Powell, alors même qu’on avait clairement établi leurs mensonges plus tôt dans le même épisode !
Dans l’ensemble, JAG est donc capable du meilleur comme du pire. Initialement, la série n’est pas si militariste que ça ; elle met en question la chaîne de commandement face aux responsabilités institutionnelles et individuelles, elle critique le recours gratuit à la force, le machisme et l’omerta. Meg Ryan, co-héroïne de la première saison, semble même voir l’insubordination comme une qualité — elle sera remplacée par Sarah MacKenzie, une Marine nettement plus stricte, à partir de la deuxième saison. Certains épisodes font aussi preuve d’une véritable finesse humaine, notamment ceux sur la rééducation de Bud et celui sur le stress post-traumatique chez les psychologues militaires. Et si le personnage est un putain de cow-boy qui se prend pour Maverick (alors qu’il trouve le moyen de planter au moins trois Tomcat en dix ans), il garde un sens certain de la justice et des responsabilités, et condamne parfois sans réplique les débordements des marins.
Mais c’est aussi une série pleine de grosses ficelles et de ressorts faciles, tirant parfois sur le drame gratuit juste pour faire pleurer dans les chaumières (la naissance de Sarah Roberts par exemple).
Et surtout, elle fait partie des séries qui ont pris de plein fouet les guerres d’Afghanistan et d’Irak, prenant fait et cause pour les États-Unis et perdant tout esprit critique. Pour ces dernières saisons, on peut donc parler de véritable propagande militaire et américaine au détriment du reste du monde, tout juste allégée par quelques épisodes plus modérés (et donc plus proches de l’avant-11 septembre) dans la toute dernière saison. C’est donc une série entraînante, variée, qui offre quelques très bons moments, mais qu’il faut regarder avec son esprit critique bien branché, de préférence en gardant à portée de main un truc à mordre pour se passer les nerfs.