For all Mankind

de Ronald D. Moore, Matt Wolpert et Ben Nedivi, depuis 2019, ****

Après l’ac­ci­dent d’Apollo 1, la NASA est deve­nue fri­leuse. Elle a pré­fé­ré jouer la sécu­ri­té et n’a relan­cé le pro­gramme Apollo qu’en cinq étapes : pre­mier vol (Apollo 7), vol cir­cum­lu­naire (Apollo 8), assem­blage du train (Apollo 9), approche lunaire (Apollo 10), et enfin alu­nis­sage. Ed Baldwin1, com­man­dant de la mis­sion Apollo 10, a donc le pri­vi­lège dou­teux de s’ap­pro­cher en mai 1969 à une quin­zaine de kilo­mètres de la Lune, avant de lar­guer l’é­tage de des­cente et de repar­tir vers le haut. La NASA est confiante dans sa capa­ci­té à alu­nir deux mois plus tard et, sur­tout, dans l’in­ca­pa­ci­té des Soviétiques à y par­ve­nir plus tôt.

Mais voi­là : Korolev a réus­si à fia­bi­li­ser la N1. Et le 26 juin 1969, c’est Alexei Leonov qui pro­nonce la phrase ren­trée dans les livres d’Histoire : « Je fais ce pas pour mon pays, pour mon peuple et pour le mode de vie mar­xiste-léni­niste, en sachant qu’il ne s’a­git aujourd’­hui que d’un petit pas sur un voyage qui nous mène­ra tous vers les étoiles. » Et comme à leur habi­tude, les Soviétiques enfoncent rapi­de­ment le clou en fai­sant alu­nir Anastasia Belikova deux mois plus tard.

Les cosmonautes d'Apollo-Soyouz
Bien sûr, on est amis, on se serre la main, tout ça. Mais oubliez pas, on est les pre­miers, vous êtes les seconds… — pho­to Apple TV+

Piqués au vif, les États-Unis remettent une pièce dans la machine. Puisqu’ils ont raté les grandes pre­mières sym­bo­liques, ils vont ouvrir la colo­ni­sa­tion de la Lune, avec une base per­ma­nente peu­plée d’hommes et de femmes. Ils récu­pèrent les deux meilleures des « 13 de Mercury », une ini­tia­tive pri­vée qui avait fait pas­ser les mêmes tests que la pre­mière sélec­tion d’as­tro­nautes à un groupe de femmes, y ajoutent d’autres femmes pour rem­plir les quo­tas faire un compte rond et élar­gir l’adhé­sion popu­laire, et cherchent où et com­ment s’ins­tal­ler. L’URSS relève natu­rel­le­ment le gant, relan­çant la course à l’es­pace pour une décen­nie supplémentaire.

Les cinq premières astronautes
Ed, t’es gen­til, mais j’ai eu de meilleures notes que toi aux mêmes tests, alors arrête de faire la star : dans vingt ans c’est moi qui tam­pon­ne­rai ton car­net de vol. — pho­to Nicole Wilder pour Apple TV+

For all Mankind est donc une uchro­nie, qui dévie de l’Histoire que nous connais­sons en jan­vier 1966 avec un évé­ne­ment appa­rem­ment sans impor­tance : une extrac­tion d’un polype intes­ti­nal s’y passe bien. Dans notre réa­li­té, elle a coû­té la vie à Sergei Korolev et, par effet papillon, au pro­gramme lunaire soviétique.

Par ce petit chan­ge­ment de rien du tout, Ronald Moore ne se contente pas d’ex­plo­rer l’i­dée d’une conquête spa­tiale alter­na­tive, où URSS et États-Unis jouent au coude-à-coude pen­dant qua­rante ans au lieu de dix. Il en pro­fite aus­si pour étu­dier les déca­lages entre les dis­cours et les actes : les grandes démo­cra­ties cham­pionnes de l’é­ga­li­té des chances qui écartent les femmes et pro­meuvent les anciens nazis, les pro­mo­teurs de la liber­té de conscience pour qui les homos doivent mou­rir dans leur pla­card, les pro­tec­teurs du peuple qui ren­forcent le rideau de fer, les adeptes de la famille bien ran­gée qui couchent à droite à gauche, les pré­si­dents qui tra­hissent leurs pro­messes, les fon­da­teurs de start-up ouvertes où il n’y a pas de hié­rar­chie qui mani­pulent leur entou­rage pour deve­nir de véri­tables escla­va­gistes… Et, bien sûr, les coups de pub des uns et des autres, qui passent pour des cham­pions et se posent en héros tout en res­tant à cent lieues de celles et ceux qui, dans l’ombre, abattent le véri­table tra­vail et prennent les véri­tables risques.

Coral Peña dans For all Mankind
Je dis pas que ce pays est hypo­crite, je dis qu’il a expul­sé mon père parce qu’il était Mexicain alors qu’il est fait d’im­mi­grés et qu’il est inca­pable de net­toyer ses chiottes sans les lati­nos. — pho­to Apple TV+

Il étu­die en outre les évo­lu­tions et les inva­riants des sys­tèmes poli­tiques et éco­no­miques, tapant aus­si allè­gre­ment sur les Bush et Reagan que sur les Brejnev et Poutine. Et dans la troi­sième sai­son, il se demande même com­ment la socié­té occi­den­tale aurait chan­gé si la fusion de l’hé­lium avait été maî­tri­sée dès les années 80 – spoi­ler : ça aurait mer­dé aus­si, quand un sys­tème pour­rit par la racine, c’est pas la cou­leur des feuilles qui va chan­ger grand-chose.

Mais comme c’est Ronald Moore, qui nous a aus­si offert les sublimes et com­plexes dilemmes moraux qui ont pro­pul­sé Battlestar Galactica à un niveau sans com­mune mesure avec la série qui l’a­vait ins­pi­ré, et qui a mélan­gé genres et styles d’Outlanders jus­qu’à ce qu’on ne sache plus si c’est un mélo roman­tique un peu niais ou une série his­to­rique aride et trash, on a aus­si des per­son­nages variés, des réac­tions sub­ti­le­ment nulles ou glo­rieu­se­ment pathé­tiques, des blagues potaches et de l’hé­roïsme abso­lu, des sacri­fices gran­dioses et des petites tra­hi­sons. Les ten­sions entre les Stevens, celles entre les Baldwin, celles entre les Stevens et les Baldwin, celles entre Deke Slayton et les femmes, celles entre les homos et la bonne socié­té amé­ri­caine, celles entre Margo et le reste du monde, celles entre les différent(e)s astro­nautes, celles entre les Blancs et les Noirs, celles entre la direc­tion de la NASA et l’ad­mi­nis­tra­tion, celles au sein de la direc­tion de la NASA, celles entre la NASA et la VPK, celles entre la NASA et les entre­pre­neurs indé­pen­dants, celles entre la NASA et… non mais putain y’a un Coréen qui passe dans l’i­mage là on l’a­vait jamais vu il vient d’où ?!!!, ces ten­sions donc disais-je ont toutes leurs propres moteurs, leurs propres res­sorts, leurs propres réso­lu­tions (par­fois inat­ten­dues). Chaque per­son­nage affronte comme il le peut ses frus­tra­tions, ses doutes, ses envies et ses fier­tés, et aide comme il peut ses proches et ses créanciers.

Sarah Jones dans For all Mankind
Okay, je suis là parce que je suis femme d’as­tro­naute et que le direc­teur du pro­gramme rêvait d’un couple sur l’af­fiche. Maintenant, plus qu’à mon­trer que je vaux mieux que ce poi­vrot. — pho­to Apple TV+

Rien n’est gra­tuit, et les auteurs pro­fitent de la situa­tion de départ « un peu » ten­due (guerre froide, course à l’es­pace, tout ça) pour nous offrir une gale­rie de per­son­nages divers et variés, avec un panel de réac­tions à la fois cohé­rent et com­plet. Tout au plus pour­ra-t-on regret­ter quelques pas­sages où ils poussent le bou­chon un peu loin, comme le grand finale de la sai­son 2 (qui peut heu­reu­se­ment être vu comme une cri­tique des envo­lées épiques clas­siques) et cer­tains pas­sages de la sai­son 3 (où Moore a pris un peu de dis­tance et dont la cohé­rence souffre un peu). Spoiler2 : si j’en­voie des astro­nautes des deux sexes pour une mis­sion de trois ans, la pre­mière chose dont je m’as­sure, c’est que tout le monde ait une contra­cep­tion effi­cace pour toute cette durée.

Bon, j’ai par­lé des per­son­nages, de leurs rela­tions et des aspects poli­tiques, mais j’ai pas dit grand-chose du cœur du sujet : l’ex­plo­ra­tion spa­tiale. Pour ceux qui s’y inté­ressent, For all Mankind regorge de détails très réus­sis. Ça com­mence avec l’é­pi­neuse ques­tion qui taraude plein de gens depuis 1969 : Snoopy, le module lunaire d’Apollo 10, aurait-il pu alu­nir ? Cette ques­tion est cen­trale dans les affron­te­ments entre cow-boys et admi­nis­tra­teurs de la pre­mière sai­son. Ça conti­nue avec com­ment et où créer une base per­ma­nente sur la Lune, et com­ment se pas­se­raient les rela­tions entre colons amé­ri­cains et sovié­tiques. La course vers Mars de la troi­sième sai­son est un grand moment de réflexion sur les forces et fai­blesses des dif­fé­rents acteurs de la conquête spa­tiale, les approches des agences sovié­tiques et amé­ri­caines étant « dis­rup­tées » par un entre­pre­neur en quête de glo­riole per­son­nelle — toute res­sem­blance avec des bou­lets égo­cen­triques exis­tants ou ayant existé…

Edi Gathegi dans For all Mankind
C’est pas en don­nant des ordres que j’ai fait for­tune et réso­lu les pro­blèmes éner­gé­tiques de l’hu­ma­ni­té. Moi, je fais que pré­sen­ter le pro­jet, les gens tra­vaillent des­sus parce qu’ils adhèrent. — pho­to Apple TV+

Dans ce domaine, For all Mankind se rap­proche de la SF « hard » style Seul sur Mars : tout a une base scien­ti­fique et tech­nique, même si cer­tains pro­blèmes appa­raissent un peu arti­fi­ciel­le­ment pour assu­rer le sus­pense. Bien que l’on soit ouver­te­ment dans une fic­tion d’a­ven­tures, c’est pas ici qu’on ver­rait des absur­di­tés comme un vais­seau construit sans redon­dance basique, pour prendre un exemple récent par­ti­cu­liè­re­ment débile dans une série pré­ten­du­ment sérieuse. Et si le cow-boyisme est bien pré­sent, il fait par­tie du carac­tère des per­son­nages, sor­tis d’une époque où les pilotes d’es­sais fai­saient plus de trous dans le sol que les mineurs de fond. On sait com­ment les trucs sont cen­sés fonc­tion­ner (au moins dans le prin­cipe), on sait pour­quoi ils foirent, et les auteurs prennent soin d’a­voir des enchaî­ne­ments de pro­blèmes rela­ti­ve­ment cohé­rents avec un nombre de causes rai­son­na­ble­ment limi­té plu­tôt que d’ac­cu­mu­ler les coïn­ci­dences gratuites.

Jamestown, Lune
Quoi, vous espé­riez des trucs trop sty­lés ultra-modernes ? C’est de la science-fic­tion, hein ! — pho­to Apple TV+

Bref, c’est une bonne uchro­nie, cali­brée pour les ama­teurs de SF où « science » n’est pas un gros mot et les fans d’his­toire alter­na­tive de la conquête spa­tiale. Mais elle devrait aus­si plaire à tous ceux qu’in­té­ressent les années 70, la géo­po­li­tique, les ambiances ten­dues et les per­son­nages tiraillés, et même les mélos fami­liaux. En somme, de la belle ouvrage à conseiller à tout un chacun.

  1. Certains noms, faits et per­son­nages his­to­riques ont été modi­fiés. C’est même le concept de la série.
  2. C’est écrit en blanc, donc en sélec­tion­nant le texte vous pour­rez le lire.