Boîte noire
|de Yann Gozlan, 2020, ***
Mathieu est un petit pète-burnes. Bon, okay, il est doué, il a des oreilles d’or, et c’est très utile pour un type qui passe ses journées à écouter des enregistrements pour comprendre ce qui s’est passé dans un aéronef. Mais il a le tact de Sheldon Cooper, l’ambition de Nicolas Sarkozy et la palette émotionnelle de Raymond Babbitt. Du coup, il y a régulièrement des tensions avec son supérieur au Bureau d’Enquête et d’Analyses, Victor. Et quand un Atrian 800, gros-porteur ultramoderne du principal avionneur européen, se plante dans les Alpes, Victor le laisse de côté et file lui-même récupérer et traiter les enregistreurs de vol.
Mais voilà que Victor disparaît. Seul analyste acousticien disponible, Mathieu est donc chargé de boucler la transcription des fichiers et d’apporter la caution scientifique à la conférence de presse préalable — où il serait bon de présenter une première piste solide, de préférence en épargnant la fierté industrielle continentale.
Disons-le tout net : Boîte noire n’est pas un film aéronautique, comme pouvaient l’être Sully ou Whisky Romeo Zulu par exemple (pour rester dans l’univers des enquêtes post-accident). C’est un thriller, un vrai gros thriller, pour lequel l’aéronautique n’est qu’un cadre.
La première partie présente naturellement ses personnages mais aussi, justement, ce cadre relativement méconnu : l’enquête du BEA, et particulièrement le dépouillement des enregistreurs de vol et l’analyse des « bandes » 1audio.
C’est plutôt bien fait, et on sent que les auteurs ont bossé leur sujet — je serais pas étonné que le BEA ait été directement impliqué dans l’écriture ou la correction de certains passages. On ne voit pas juste à quoi ressemble un enregistreur de vol, mais aussi comment on l’ouvre, comment on copie ses données, comment on transcrit les enregistrements audio, etc. Mathieu passe des heures à rediffuser des bandes seconde par seconde, à jouer avec les réglages d’égaliseur pour extraire tel son précis, à les écouter en chambre anéchoïque pour être sûr d’identifier parfaitement chaque petit bruit… Bon, le scénario joue un peu trop la carte de « c’est un génie, voyez, il va sélectionner directement la petite zone de spectre qui permet de faire entendre aux gens normaux ce qu’il est le seul à avoir perçu » ; mais c’est de la belle ouvrage, avec un excellent équilibre entre nécessités didactiques et volonté de montrer la complexité maniaque du métier.
On est d’autant plus surpris de voir des erreurs énormes. Exemple emblématique : au début, Mathieu et Victor écoutent une vidéo d’un Robinson qui, en vol quasi stationnaire, part d’un coup en rotation et s’écrase2. Bon, déjà, il est appelé « Dauphin » tout du long, ce qui est très gênant. Je comprends que Robinson n’ait pas souhaité être cité, mais alors il aurait été bon d’inventer un nom (comme pour le « pas-Airbus » Atrian) plutôt que de lui donner celui d’un modèle phare d’Eurocopter. Mais le vrai problème, c’est le dialogue qui suit. Victor annonce que c’est une rupture du rotor anticouple, Mathieu dit que non, qu’il y a un souci avec la boîte de transmission principale, que le régime de rotation n’est pas normal. Et là, Victor lui sort l’argument débile suivant : « T’entends un écart de 50 Hz, toi ? »
Alors, comment dire…
Oui.
Oui, Mathieu entend une différence de 50 Hz, et probablement sans difficulté. Ça n’a même rien d’anormal ou d’extraordinaire. Ça s’appelle l’oreille absolue et, selon les études les plus pessimistes, au moins une personne sur dix mille l’aurait. Vous prenez un type au hasard dans la rue, même aux alentours de l’aéroport du Bourget, vous avez plus de chances de tomber sur un quidam capable de reconnaître n’importe quelle note que sur un enquêteur du BEA3. Accessoirement, les autistes ont plus souvent l’oreille absolue que les typiques, et même si ce n’est jamais évoqué, Mathieu a à plusieurs reprises des comportements évoquant un trouble autistique.
Bref, il entend que la BTP de son « Dauphin » ne sonne pas la note qu’elle devrait, ça lui suffit à soupçonner un problème, c’est absolument normal. Qu’un ingénieur acousticien remette en cause cette possibilité n’est pas crédible une seconde : même si Victor n’a pas lui-même l’oreille absolue, il ne peut pas faire ce métier sans savoir que ça existe.
À l’inverse, la scène où Mathieu écoute un enregistrement, au milieu des débris, en visualisant à l’intérieur du dedans de sa tête tout ce qui se passe, ne serait vaguement crédible que s’il se plaçait à l’endroit où se trouve le micro d’ambiance. Et encore. Un enregistrement unique ne permet pas de savoir de quelle direction vient un son ni de suivre le déplacement des gens. Alors, « voir » à partir d’un seul micro d’ambiance un type se lever, traverser toute la cabine, suivre son déplacement jusqu’à un obstacle, savoir exactement où il était quand l’hôtesse parle et donc que c’est bien à lui qu’elle s’adresse…
Cette séquence n’est là que pour montrer (sans le présenter) le travail de reconstitution d’épave du BEA, avoir un plan un peu classe et symbolique de l’homme seul parmi les débris, et surtout pour entériner l’idée que Mathieu n’est pas un simple professionnel qui fait son taf, mais un surhomme aux capacités proches de la magie.
La deuxième partie est peut-être plus intéressante encore, en développant son côté thriller politico-financier. Elle décrit les relations paradoxales entre BEA, autorités de certification, ministère des Transports et constructeurs, tous interdépendants, s’échangeant régulièrement les mêmes personnes sortant des mêmes écoles, et pourtant censés se contrôler mutuellement. Cet entre-soi est démonté assez implacablement, au travers des tensions, des jalousies et des pressions amicales exercées sur les uns comme sur les autres. Ça nourrit aussi une ambiance noire assez prenante, tout juste fragilisée par les relations très artificielles entre Mathieu et Noémie — un couple qui n’a, pour être honnête, guère de raison d’être, sinon de faciliter la tâche du scénariste.
Cette partie est d’autant plus fascinante qu’elle a pour l’essentiel été écrite avant les petits problèmes du Boeing 737MAX. Les événements présentés sont clairement installés dans un cadre européen (ce qui n’a rien d’étonnant : le fonctionnement du trio Boeing — FAA — NTSB n’est pas si différent de celui d’Airbus — EASA — BEA), mais la précision des auteurs force le respect. Bien entendu, le scénario force un peu le trait et le problème ressemblant aux déclenchements intempestifs de MCAS n’est qu’une des pistes évoquées au fil de l’enquête, mais Boîte noire est une excellente introduction aux rapports d’accidents de PK-LQP et de ET-AVJ.
Enfin, le dénouement est dans la plus pure tradition du thriller à la française : efficace, implacable… et classique. Du coup, elle manque un peu d’originalité. Elle repose en fait sur des ressorts trop courants et surannoncés : si, lors de la disparition de Victor, on vous mettait le film en pause en disant : « Bon, à ton avis, ça va donner quoi à la fin ? », vous auriez de bonnes chances de répondre juste. C’est dommage : pour un thriller, la capacité de surprendre est importante, et celui-ci en manque singulièrement dans sa dernière demi-heure.
L’ensemble est donc un petit thriller classique, plutôt bien mené, mais qui souffre d’une recette trop bien connue, de facilités scénaristiques et de personnages un peu bancals. Et pour les fans d’aéronautique, c’est la même conclusion : c’est du boulot très propre, soigné, fouillé, parfois clairvoyant même, mais qui souffre d’une poignée d’erreurs grossières d’autant plus étonnantes que le reste est solide.
- Ça fait des années que les bandes ont cédé la place aux puces, mais c’est comme les « papiers » dans la presse : le jargon a la vie dure.
- Cette vidéo ressemble énormément à celle-ci, pour vous donner une idée.
- Et par pure charité, je ne dirai pas que d’autres études trouvent jusqu’à 10 % d’oreille absolue chez les enfants occidentaux ayant reçu une éducation musicale précoce, et encore plus chez ceux éduqués dans une langue tonale : l’oreille absolue n’est vraiment pas un truc exceptionnel.