L’ombre de Staline
|d’Agnieszka Holland, 2019, *
Diplômé de Cambridge en français, allemand et russe, Gareth Jones devient en 1930 conseiller en politique étrangère de David Lloyd George, tout en faisant des piges dans la presse. Il enchaîne deux voyages en Union soviétique, puis un en Allemagne, au cours duquel il se fait remarquer en étant l’un des premiers journalistes étrangers à voyager avec Hitler et Goebbels. Il fait ensuite un troisième voyage en URSS, durant lequel il découvre l’Holodomor, grande famine en cours en Ukraine. S’ensuit une passe d’armes par rédactions interposées entre les journalistes qui couvrent l’Holodomor et ceux qui reprennent la version officielle des autorités soviétiques. Désormais persona non grata à Moscou, il se tourne vers le Japon, puis le grand bordel chinois, où la république de Chang Kaï-chek et la république soviétique de Mao Zedong s’affrontent pendant que Pu Yi gère le Mandchoukouo pour les Japonais. En 1935, alors qu’il traverse la Mongolie-Intérieure, Gareth Jones est enlevé et tué.
Évidemment, Andrea Chalupa, qui a écrit le scénario, a un peu simplifié et forcé le trait. Elle présente ainsi Jones comme un perdreau de l’année, culotté mais naïf (bien que seul Cassandre à dire qu’Hitler est dangereux), qui débarque à Moscou avec tout juste un vague contact sur place, et qui veut retourner là où sa mère a travaillé jadis. En vérité, cela fait trois ans qu’il est journaliste, c’est son troisième voyage en URSS, et il a déjà visité Stalino1 en 1930. La scénariste a également créé un inévitable personnage féminin, à la fois consœur et vague intérêt romantique, qui n’est là que pour éviter un casting 100 % masculin. Elle a en outre commis un petit attentat historique en passant, en présentant les arrestations de l’affaire Metro-Vickers comme les conséquences du travail de Jones, alors qu’elles ont eu lieu en janvier, un mois avant qu’il n’arrive en URSS.
Mais ça n’empêche l’ouverture du film d’être bien faite et très intéressante, posant plusieurs questions cruciales et mettant bien en lumière le contexte et l’ambiance du moment. La censure naturelle des journalistes hébergés par les autorités, qui profitent d’une vie moscovite insouciante et confortable au prix d’une surveillance constante ; les doutes des politiciens britanniques, hésitant à prendre Hitler au sérieux et à vérifier la réalité de la puissance soviétique ; les économies qui tentent de se remettre de la crise de 1929 en multipliant les alliances industrielles… Pour ne rien gâcher, c’est bien écrit, interprété avec naturel et conviction, et superbement photographié. Le tout lorgne sur le film noir, avec une belle galerie de personnages ambigus tournant autour d’un héros lui-même pas si sympathique.
Hélas, il y a le cœur du film, sa seconde partie, le voyage en plein Holodomor. Là, il y a bien quelques scènes qui fonctionnent, comme les gamins qui chantent pour distraire le journaliste afin de lui chouraver son sac ; mais l’ensemble, pesant et misérabiliste, sonne faux. Sous prétexte de dénoncer la misère des Ukrainiens (et quitte à noircir même les articles de Gareth Jones !), le film donne dans la libre interprétation de Tintin au pays des soviets.
Cette caricature, en forçant trop ses efforts, en criant pendant une demi-heure « Vous avez vu comme c’est triste ? Vilains, méchants soviétiques, bouh ! », finit par rendre moins dramatique l’Holodomor. C’est d’autant plus dommage que le but du film est justement de rappeler cette horreur largement méconnue de nos jours : en deux ans, un Ukrainien sur six ou sept est mort de faim.
Enfin, le finale est longuet et binaire, avec son héros seul contre tous : Malcolm Muggeridge, autre journaliste ayant visité l’Ukraine et révélé les famines en Union soviétique en même temps que Jones, a été éliminé du script. Ajoutons une rencontre entre Jones et Orwell non seulement inventée, mais franchement artificielle, et des références constantes à La ferme des animaux servies avec la délicatesse d’une ourse ayant perdu son petit, et ça nous donne un bon galimatias bien manichéen au vague relent de « tous pourris », qu’on aurait préféré éviter.
Voici donc un film paradoxal, avec une première partie puissante et bien fichue (malgré quelques entorses à la réalité) qui précède une seconde partie maladroite et binaire au point d’affaiblir son message.