Le prince de Bel-Air
|d’Andy et Susan Borowitz, 1990–1996, ****
Fun fact : j’ai eu l’électricité en 1990, quand on a déménagé de l’Ardèche vers la Drôme. Je dis pas que l’Ardèche est un département arriéré, notez, je constate juste que j’ai eu l’électricité en déménageant dans la Drôme, qui est pas réputée pour sa modernité. Avec l’électricité, j’ai aussi eu la télévision, que jusque là je ne connaissais que par les salons des camarades chez qui je passais le mercredi après-midi. J’ai donc découvert MacGyver, Alf, Les années collège, Nicky Larson, et plein de trucs oubliables (ou en tout cas oubliés). L’année suivante, TF1 rediffusait Arnold et Willy , où deux orphelins noirs et pauvres étaient adoptés par un milliardaire blanc. C’est sans doute la première série que j’ai vue jouer sur le choc des classes et des couleurs, mais elle restait très sage et conservatrice — au point d’accueillir Nancy Reagan en guest star.
1992 fut donc un petit choc : nos téléviseurs virent débarquer un grand dadais un peu niais, baratineur mais franchement cool, dans une famille de bourgeois coincés. Un peu égocentrique, il ne cherchait qu’à s’amuser et à se faire remarquer des filles, mais il était aussi profondément bienveillant — autant de points de friction avec son oncle, un chauve obèse et conservateur réfractaire à l’humour de banlieue, et avec son cousin, un arriviste néolibéral adorant l’argent et méprisant les pauvres.
Ça s’appelait Le prince de Bel-Air, et c’était drôle. Pas gentiment drôle comme Arnold et Willy, pas lourdement drôle comme Alf, non : férocement drôle. Grinçant, piquant, vachard par moments, avec des dialogues acerbes qui fusaient sur le rythme d’un match de ping-pong.
C’était aussi, et à l’époque c’était inhabituel, politique. Très politique.
Bien sûr, on avait déjà Les années collège, avec son cortège de problèmes sociaux, de harcèlement scolaire, de racisme et de drogue, mais c’était une série tragique. Le prince de Bel-Air faisait exploser le mur qui semblait séparer naturellement la politique (activité sérieuse s’il en est) de la comédie. Elle n’a évidemment résolu ni le racisme ni les inégalités (ma génération compte aussi son lot de Carlton), mais elle a décoincé nos téléviseurs en leur permettant de rire de problèmes très sérieux. En effet, dès les premiers épisodes, elle mêlait naturellement un cours de tante Vivian sur l’esclavage et les potacheries de Will, qui comptait utiliser sa couleur comme excuse pour feignasser impunément en classe.
Au fil des épisodes, la série évoquait aussi sans fard le rejet des pauvres par ceux qui ont eu la chance de ne connaître que l’opulence, la différence de traitement policier selon la classe à laquelle vous appartenez et la teinte de votre peau, l’insalubrité de quartiers entiers des villes les plus riches de la planète, la passion nationale pour les armes à feu, mais aussi des drames plus personnels comme la difficulté de s’intégrer dans un nouveau lycée, les ruptures sentimentales et le deuil. Et tout cela avec des vannes, du comique de situation, de l’absurde et du burlesque, dans une bonne humeur contagieuse.
Si elle se permettait de tourner à la comédie les sujets les plus sérieux, cette série savait régulièrement se faire plus sobre, voire franchement dramatique, pour mieux émouvoir son spectateur. Je pense par exemple au retour du père de Will, qui nous vaut un épisode départi du happy end habituel, ou au moment où Will se fait tirer dessus, remettant en question les convictions de Carlton.
Disons-le tout net : adolescent, j’ai a‑do-ré Le prince de Bel-Air. Et j’étais loin d’être seul. Je soupçonne la série d’avoir eu une influence profonde sur ma génération, qui me semble utiliser la vanne et l’humour vache bien plus volontiers que les précédentes.1
Bon, après, j’ai un peu décroché en route : à partir de 94–95, je ne regardais plus aussi systématiquement, un peu parce qu’ils avaient changé tante Viviane, un peu parce que le lycée était quand même plus prenant que le collège, beaucoup parce que je me suis de plus en plus tourné vers les séries policières et de science-fiction à cette époque. Mais ça restait un souvenir important de ma jeunesse. Aussi, à l’automne dernier, lorsque Netflix me l’a proposé (sans doute parce que j’avais vu Skins ou The good place, enfin, si vous connaissez Netflix, vous savez qu’il ne faut pas trop chercher le rapport), j’ai décidé de m’y replonger et de revoir l’intégralité des six saisons.
Évidemment, je n’ai plus quatorze ans. Et il s’est passé des choses en un quart de siècle. Will Smith est devenu une icône de films d’action, j’ai pris cinq centimètres et quinze kilos2, Alfonso Ribeiro a pris quinze kilos mais pas cinq centimètres, les Borowitz ont divorcé, et j’ai appris plein de choses sur la culture américaine.
Le dernier point est important. Parce qu’en revoyant Le prince de Bel-Air, j’ai réalisé que je m’en souvenais assez bien (en particulier les deux premières saisons), mais que j’en avais raté des pans entiers, faute de maîtriser les ressorts culturels sous-jacents.
Par exemple, Will est de Philadelphie et il s’installe à Los Angeles. Évidemment, j’avais bien pigé qu’il venait d’un endroit pauvre et dangereux et arrivait dans un quartier bourge et sûr, dans une ville où il y avait aussi des coins mal famés comme le squat de son pote Jazz. Mais ce que j’ignorais, c’est que Philadelphie et Los Angeles sont de véritables symboles pour les Étatsuniens. C’est à Philadelphie, par exemple, que vit Rocky, ainsi que tout un monde de laissés-pour-compte du cinéma, dans des maisons en brique traditionnelle couvertes de neige tous les hivers. Ça n’est pas seulement important parce que Will grimpe les marches du musée en revenant (référence qui m’était passée loin au-dessus de la tête, mais qui reste anecdotique) ; c’est aussi essentiel dans la construction du personnage et de sa mère. En débarquant à Los Angeles, ça n’est pas juste un pauvre qui débarque chez les riches, c’est aussi un gamin envoyé à 4000 bornes de chez lui, dans un climat beaucoup plus chaud et une ambiance qui n’a rien à voir, dans une ville moderne aux rues larges et où on peut se baigner en février. C’est pas qu’un pauvre qui arrive chez les riches, c’est un Dunkerquois qui s’installe à Cannes.
Autre exemple : évidemment, c’était rigolo qu’Hilary, avec son crâne de piaf et sa surnaturelle capacité à gaffer, se retrouve présentatrice d’une émission télévisée. Mais je n’avais aucune idée de l’importance que pouvaient avoir les talk-shows dans la culture locale ou du pouvoir dont disposaient Oprah Winfrey et ses camarades. Pourquoi ce sujet revenait-il régulièrement ? Pourquoi était-ce si important de réussir une émission pour que Phil puisse espérer être élu juge ? Pourquoi la télé du salon était-elle presque toujours allumée ? Hilary montrant que n’importe quelle courge pouvait se retrouver dotée d’une puissance démesurée, c’était une véritable critique culturelle et sociale dont je n’avais absolument pas conscience.
Et bien sûr, il y a les innombrables allusions à l’Histoire des Noirs américains. J’avais bien saisi les références à l’esclavage et à la lutte pour les droits civiques, mais c’est à peu près tout. Or, ça va beaucoup plus loin : on explore bien sûr les parvenus sortis de leur condition (Carlton semble même authentiquement surpris quand on lui rappelle qu’il est Noir) et ceux qui sont condamnés à y rester (qu’ils en soient conscients ou non), mais aussi ceux qui ont intégré les principes coloniaux et les reproduisent à leur échelle, ceux qui ont trouvé un autre moyen de s’en sortir (par exemple les musiciens, la série étant produite par Quincy Jones), ceux qui aident la communauté et ceux qui l’oublient sitôt arrivés dans les beaux-quartiers. En particulier, j’aimais beaucoup Geoffrey, dont l’humour caustique contrastait avec son phrasé et son maintien irréprochables ; mais je n’avais pas réalisé à quel point il était paradoxalement fier de servir, ni l’étrangeté pour ses employeurs d’avoir un majordome…
C’est parfois très direct, parfois plus discret, mais généralement assez subtil pour éviter de juger ses personnages. Par exemple, Phil et Vivian se souviennent de leur jeunesse et sont conscients de leur chance, mais on s’aperçoit çà et là qu’en fait, ils ont malgré tout eux aussi oublié d’où ils viennent, juste un peu, à peine, juste assez pour ne plus vraiment comprendre ceux qui sont restés dans la galère… Mention spéciale, bien entendu, à Vivian disant que Geoffrey fait partie de la famille alors qu’il passe les repas debout, ainsi qu’à Phil qui retrouve un ancien copain en prison et lui demande comment il est arrivé là. Je rangerai également ici l’échange entre Carlton et Phil : « Papa, si tu étais policier et que tu voyais un jeune comme moi dans sa Mercedes, tu penserais qu’il l’a volée ? — Je sais pas, fiston, je sais vraiment pas… »
Un dernier truc dont je regrette de ne pas avoir eu conscience à l’époque : l’écriture des personnages. Bien sûr, la série repose sur un comique de situation relativement immuable, et chaque personnage correspond à une série de stéréotypes un peu figés. Phil, pater familias, droit comme la Justice, hermétique à l’humour ; Vivian, légèrement snob, élégante (un poil plus vulgaire après le changement d’actrice), cultivée et bienveillante ; Hilary, quintessence de la bourge gâtée inconsciente du reste du monde ; Carlton, petit républicain plus blanc que blanc fasciné par le rêve américain et paniqué à l’idée de ressembler aux nègres des quartiers pauvres ; Geoffrey, adepte d’un humour à froid très anglais qui lui permet parfois de dire ce que pensent les spectateurs ; Will, gamin hâbleur, dragueur, qui blague et provoque pour oublier que, de toute manière, il n’a pas vraiment la main sur son destin…
Mais chaque stéréotype est désamorcé plus ou moins régulièrement. Phil peut faire preuve de répartie cinglante ou de tolérance compréhensive, Vivian peut s’avérer féroce et implacable, Hilary peut être touchée par quelqu’un ou défendre une cause, Carlton peut brûler des billets de banque, Geoffrey peut claquer la porte ou devenir vulgaire, Will peut être le soutien dont quelqu’un a besoin et même… se mettre au boulot pour avoir un diplôme ! C’est un équilibre subtil, où chaque personnage est à la fois le gardien de son stéréotype et un être humain construit, avec ses paradoxes, ses diverses facettes et ses moments d’humeur.
Ceux qui connaissent la série auront noté qu’il y a quelqu’un dont je n’ai pas encore parlé. Oui, c’est exprès. La première chose que je dirais à mon moi de quatorze ans si je remontais en 1995, c’est « arrête de baver devant Tatyana, et intéresse-toi au personnage qu’elle joue ». Évidemment, je comprendrais pas, j’étais benêt à l’époque3 ; mais Ashley est clairement le personnage le plus travaillé sur l’ensemble de la série.
On sent qu’au début, les auteurs voulaient juste en faire l’enfant riche qui a grandi dans un environnement aisé et policé et qui découvre naïvement le fun, le hip-hop, les vêtements colorés et l’art de la vanne avec son imbécile de cousin. D’ailleurs, ils ne savaient même pas quel âge elle avait : elle passe de neuf à douze ans en quelques épisodes. Mais au fil des saisons, Ashley devient de plus en plus le miroir qui met en valeur les absurdités, les paradoxes et les idioties des autres. Elle peut ainsi montrer les limites d’une logique menée à son terme (quand elle sort son premier 45 tours et prend un melon à rendre Hilary jalouse), renvoyer aux autres les leçons qu’ils lui ont enseignées (notamment sur le droit des femmes à mener leur vie comme les hommes), choisir d’aller découvrir par elle-même la vraie vie des vraies gens (en vendant des hot-dogs ou en s’inscrivant dans un lycée public), ou encore pousser une gueulante au moment opportun ou au contraire chercher un compromis pour débloquer la situation entre deux têtes de mules. Bien entendu, elle vit aussi sa vie d’adolescente en passant de gamine naïve à jeune femme de caractère ; c’est d’ailleurs pour elle plus que pour Will que la série est une histoire initiatique, au fur et à mesure qu’elle intègre leçons de vie que son entourage ignore. Mais elle est aussi celle qui adopte et remet en question les morales et les points de vue, celle qui prend de la distance avec les autres personnages, et finalement celle qui devient la voix du spectateur lui-même.
J’ai écrit il n’y a pas longtemps que les jeunes filles, dans les années 80 et 90, avaient peu de personnages féminins forts et développés auxquels s’identifier. C’était aussi vrai pour les garçons non-blancs, à Arnold et Willy près4 ; c’était donc particulièrement vrai pour les filles non-blanches. J’ai l’impression qu’au départ, les auteurs avaient prévu que Vivian incarne l’exemple positif de femme noire, forte, autonome : elle mène une relation équilibrée où elle décide autant que son époux, elle a son propre travail aussi prestigieux que lui5, elle a sa propre voix et sa propre importance. Mais finalement, elle est probablement un peu trop parfaite, un peu trop installée pour permettre à la jeune spectatrice de s’y associer. Ashley, à l’inverse, un peu négligée par le script initial (où elle sert essentiellement de faire-valoir aux bêtises de Will), doute, réfléchit, évolue, grandit, synthétise ses enseignements pour se construire une conscience autonome qui dépasse ses influences. Finalement, elle devient une figure d’émancipation, d’empathie et d’intelligence, beaucoup plus que les autres personnages, au point que même certains garçons pourraient peut-être s’identifier plus facilement à elle qu’à Will — pour peu qu’ils n’aient pas une mentalité de clown.
Peut-être que j’insiste un peu trop là-dessus. Peut-être un peu par culpabilité (après tout, quand j’avais quatorze ans, je voyais Ashley comme un objet très décoratif plutôt que comme quelqu’un d’intéressant) ; peut-être parce qu’en vieillissant, je réalise à quel point des personnages comme MacGyver, Screech, John Carter ou Malcolm ont pu m’aider à me forger, et qu’en discutant avec des copines plus foncées que moi je réalise qu’à part Nadia dans Seconde B et Jeanie dans Urgences, elles n’avaient pas grand-monde à leur image dans les médias. À ce titre, Ashley est sans doute plus importante que le reste de sa famille dans l’Histoire de la télévision.
Oh, et elle reste une des rares personnes qui ait dit en face à Trump : « Merci d’avoir ruiné ma vie ». Ça mérite d’être retenu.
Je ne sais pas comment mieux évoquer les aspects techniques qu’en disant : Le prince de Bel-Air est une sitcom américaine des années 90. La réalisation rythmée met les dialogues en valeur, mais la photo est banale, les décors sont artificiels, les rires du public sont présents… Bref, c’est propre selon les standards du moment, mais ce sont réellement l’écriture et l’interprétation qui font tourner la série.
Pour les francophones, notons que la traduction était globalement excellente et le doublage généralement très réussi. J’avais des souvenirs particulièrement précis de certaines répliques, et j’ai été agréablement surpris de les retrouver presque à l’identique, en sens comme en ton, en revoyant la série en VO. J’étais en train de regarder la deuxième saison lorsque les hasards d’Internet m’ont fait tomber sur Retour à Bel-Air, onzième épisode du Tchip, une longue et passionnante interview de Greg Germain (voix française de Will Smith) où il évoque notamment le travail d’adaptation effectué. Par la suite, j’ai à plusieurs reprises fait l’aller et retour entre version française et version anglaise, en particulier sur les passages où je me suis dit « putain, comment je traduirais ça ?! », et je reste convaincu que c’est une des meilleures francisations qu’il m’ait été donné d’entendre, avec un ton et un fond très fidèles et juste ce qu’il faut de références adaptées pour faire saisir la situation.
Terminons avec un dernier truc : Le prince de Bel-Air est probablement la première série que j’ai vue qui avait conscience d’elle-même. C’est-à-dire qu’elle ne faisait pas semblant d’être vraie : on trouvait des petits trucs qui rappelaient que ce n’était une série, dès le début, puis plus franchement à partir de la quatrième saison. Il y a évidemment les allusions au remplacement de Janet Hubert par Daphne Maxwell Reid (de personnages trouvant Vivian différente à Jazz qui demande carrément à Will : « Qui joue la mère cette année ? ») ; mais il y a aussi quelques astuces ponctuelles de mise en scène, par exemple Will courant tellement loin de Phil qu’il atteint les bords du plateau — un peu comme un personnage de Gotlib qui heurte le cadre de sa case. Le début de la cinquième saison en est un exemple frappant : Will explique au spectateur qu’il est installé avec sa mère, seulement pour se faire enlever par les producteurs qui lui rappellent que la série ne s’appelle pas Le prince de Philadelphie.
Finalement, Le prince de Bel-Air a très bien vieilli. Si le style comique et certains stéréotypes sont un peu datés, elle reste très actuelle par bien des côtés6, assez moderne sur le plan narratif, et ses personnages ont bien supporté le passage du temps. Cela vaut également le coup de la revoir à la trentaine pour chercher avec un bagage culturel plus étendu tout ce qu’on n’avait pas compris à l’époque. En somme, c’est une série qui gagne à être redécouverte.
- En tout cas, j’ai souvenir qu’à cette époque, quand on disait à un camarade un peu court sur pattes qu’il avait les cheveux qui sentaient les pieds, on se faisait reprendre parce que ça se fait pas de se moquer du physique de quelqu’un.
- J’en ai reperdu cinq en me coupant les cheveux en 2009.
- D’aucuns disent que j’ai su rester fidèle à moi-même.
- Le barman de La croisière s’amuse ne compte pas.
- Quoique bien moins rémunérateur, les temps n’ont pas trop changé…
- Ce qui n’est jamais bon signe pour une série politique : ça veut dire que les problèmes dont elle parlait sont toujours là…