Le Mans 66
|de James Mangold, 2019, *** en moyenne
En 1963, Ford cherche à rajeunir son image de constructeur fiable mais peu excitant. Il veut s’associer à Ferrari, un petit constructeur italien de voitures de sport connu pour ses succès en course et ses carrosseries sexy, dont les finances sont quelque peu instables. Mais alors que la fusion n’attend plus que la signature des personnes concernées, Enzo Ferrari envoie bouler son interlocuteur, qui ne fait que « des petites voitures moches dans des usines moches ».
Henry Ford II prend la mouche. Il s’associe à Shelby American, un petit constructeur américain de voitures de sport connu pour ses succès en course et ses carrosseries sexy. Il lui signe un chèque en blanc avec un ordre de mission simple : concevoir et construire un bolide capable de défoncer Ferrari sur son terrain, la plus mythique course de voitures de sport, les 24 heures du Mans.
Quoi ? Que t’arrive-t-il, mon ami ?
Tu as avalé de travers ? Évite de gaspiller, veux-tu, c’est de la Milton Nero, j’ai dû aller jusqu’à Huntingdon pour l’acheter. Voilà, respire. Que dis-tu ?
Eric Broadley ?
Euh, non, ça me dit rien.
La… Lola Mark 6 GT ? Jamais entendu parler.
Roy Lunn ? Franchement, je vois pas de quoi tu parles.
Alors voilà. Pour quiconque s’intéresse vaguement à Ford, à la GT40, aux 24 heures du Mans ou juste aux voitures des années 1960, on est dans le plus pur attentat historique. Donc, je le mets en évidence pour que vous compreniez bien :
La Ford GT40 a été dessinée par Roy Lunn. C’est-à-dire le père de la Taunus P4 (première traction avant de Ford) et de la barquette Mustang I, pas un type qu’on peut passer sous silence.
Il était associé à Eric Broadley, fondateur de Lola Cars, acteur incontournable de la course automobile durant la seconde moitié du 20e siècle, lui non plus pas un type qu’on peut passer sous silence.
Et du coup, la Ford GT40 dérivait directement de la Lola Mk6 GT, la toute première GT dotée d’un V8 central arrière de l’histoire de l’automobile, donc pas une voiture qu’on peut passer sous silence.
Or donc, d’après les abrutis incultes qui ont pondu le script1, c’est Shelby qui a créé la GT40 ex nihilo. Shelby, un préparateur et non un constructeur, qui n’a jamais conçu de voiture de A à Z. Shelby, dont les produits de l’époque étaient des roadsters à châssis tubulaire, à moteur avant. Shelby, qui n’aurait pas eu les compétences pour dessiner un châssis monocoque, qui aurait dû tout réapprendre pour utiliser un moteur central, qui n’aurait peut-être pas même eu l’idée d’adopter un moteur porteur.
Il y a bien d’autres trahisons historiques dans le scénario. Le bandeau final dit que la GT40 est la seule voiture construite aux États-Unis à avoir remporté Le Mans, alors que tous les modèles visibles dans le film étaient construits en Angleterre. On voit Enzo Ferrari au Mans en 1966, alors qu’il était connu pour suivre les courses depuis Maranello. FIAT rachète Ferrari en 1963, alors que ce n’est qu’en 1969 qu’elle entre à son capital. Ken Miles bat le meilleur tour en course juste après le dernier ravitaillement, mais en vérité c’est Dan Gurney qui l’a réalisé — et durant la troisième heure. À l’inverse, Miles est dépossédé de l’honneur d’emmener Henry Ford II en GT40. Oh, et puisqu’on parle de Miles : une bonne part du film repose sur l’obsession des dirigeants de Ford, qui le détestent et font tout pour l’évincer, alors qu’en vérité il faisait partie de l’équipe de Shelby et s’est naturellement retrouvé sur GT40 à chaque engagement dès que Shelby American s’est vu confier l’évolution et l’exploitation de celle-ci.
Mais rien de tout ça n’arrive à la cheville de ce honteux escamotage des gens qui ont réellement créé la GT40. C’est simple : le film tourne autour de la conception et du développement de cette voiture. Imaginez donc qu’on fasse un film sur la naissance de la Cinquième République en la faisant remonter au mandat de Pompidou… Voilà.
Ceci dit, comme d’habitude lorsqu’un film historique décide de se torcher avec l’Histoire, il faut tout de même surmonter cette épreuve et se demander ce qu’il vaut en tant que fiction.
Dans ce cadre, je suis très partagé, à la fois affligé et enthousiaste.
Le scénario a un gros problème : la vision américaine des choses. Je ne parle pas des gros plans sur les pieds des pilotes à chaque changement de rapport, juste pour nous montrer que ces surhommes savent utiliser un embrayage — réflexe idiot d’un pays qui trouve toujours extraordinaire qu’on ne monte pas une boîte auto sur une voiture à pédales.
Non, je parle de la narration à l’américaine, avec ces héros à l’américaine (même et surtout l’Anglais). Franchement, ça devient lassant, ces personnages qui sont toujours des cow-boys fonceurs, dont la petite bande va triompher de l’injustice pour renverser l’énorme machine. Exemple frappant : Shelby a été embauché par Ford pour gagner Le Mans. Je répète : il a été embauché par Ford pour gagner Le Mans. Mais parce qu’il est un gentil Texan un peu roublard propriétaire d’une petite écurie et que Ford est une des industries les plus riches et les plus puissantes de son temps, le scénario veut forcément que Shelby gagne malgré Ford, contre Ford même, quitte pour cela à recourir à des ficelles grosses comme une couleuvre qui aurait avalé Depardieu.
Même problème du côté de Miles. On nous dit que pour gagner les 24 heures du Mans, il faut un pilote qui ait des nerfs d’acier, qui sache gérer son rythme pour pousser sa voiture sans l’abîmer, qui résiste à la pression sans fléchir même dans la fatigue et l’urgence, tout en pointant à 320 km/h alors qu’il tombe des cordes à 4 heures du matin. Et on nous présente un pilote caractériel, qui gueule sur les commissaires de course, peaufine sa voiture à la massette, envoie des clés de 6/8″ sur ceux qui lui proposent du taf et se fout sur la gueule avec son employeur.
Bien sûr, historiquement, ça ne correspond pas trop à ce qu’on sait de Ken Miles. Certes, Shelby a écrit qu’il avait une réputation de tête brûlée, mais il a ajouté dans la même phrase que cela n’était jamais apparu durant leur collaboration — qui a tout de même duré cinq ou six ans. Il l’a aussi qualifié de testeur pointu et travailleur, ainsi que de bon équipier, toujours prêt à aider les autres pilotes.
Mais surtout, ça ne colle pas avec le film lui-même. On ne peut pas avoir un caractère pareil et rester zen, consciencieux et appliqué quand il faut surveiller un concurrent qui remonte tout en restant coincé derrière une 1,3 l qui vise le classement à l’indice énergétique et fait très attention à ne pas mettre plein gaz dans les Hunaudières, mais qui double quand même la Mini Marcos engagée par des plaisantins qui ne pensaient pas que leur candidature serait retenue… Le Ken Miles du film, impulsif, colérique, héros indépendant qui ne supporte pas les consignes, pourrait l’emporter dans des sprints locaux, mais on l’imagine mal ronger son frein pour gérer intelligemment deux tours d’horloge.
Pire, peut-être : les Américains aiment les héros à l’américaine, qui triomphent seuls. Du coup, l’action est concentrée sur un pilote par voiture. Denny Hulme, Chris Amon ou encore Jean Guichet sont escamotés pour laisser Ken Miles, Bruce McLaren et Ludovico Scarfiotti seuls maîtres de leurs montures.
Et que dire des échanges verbaux entre Miles et ses opposants ? Franchement, à 300 à l’heure sur une départementale, il a rien de mieux à faire que de dire « dégage de là » à un type qui a déjà un V12 Ferrari qui lui gueule dans les oreilles ?
Et pourtant…
Pourtant, le film est bon. Vraiment.
Un rythme extrêmement bien géré souligne une ambiance tendue, allégée par juste ce qu’il faut d’humour. Les séquences familiales donnent une approche grand public, mais font également progresser l’intrigue et comprendre les enjeux.
Mieux, la dernière heure, qui présente l’épreuve éponyme, est un excellent film de course, du niveau des Grand Prix, Le Mans ou Rush. Le défi de conduire 24 heures à 220 de moyenne sur des routes ordinaires est parfaitement rendu, la fatigue et le stress sont là. Le film présente les aspects techniques importants, comme les freins originaux des GT40 Mk II, et l’importance de la stratégie et des arrêts aux stands, mais sans s’y appesantir : ce qu’il faut pour que le grand public comprenne, sans aller jusqu’à le lasser. Les derniers tours parviennent à maintenir un vrai suspense, alors même que l’on connaît à peu près tous cette histoire. Vraiment, de la très belle ouvrage.
Et oui, les acteurs sont splendides. On va pas faire semblant d’être surpris : non seulement Mangold est un bon directeur d’acteurs, mais le point faible du casting s’appelle Jon Bernthal — et je peux vous citer quelques dizaines de films qui auraient gagné à avoir ne serait-ce qu’un seul acteur du calibre de Jon Bernthal. Du coup, bien que ce soient des clichés sur pattes, malgré leur incohérence par rapport au scénario, malgré leur tendance à papoter en pleine action, on croit aux personnages. On les suit, on les apprécie, on les accompagne et on vibre avec eux.
C’est un vrai talent, quelque part : l’équipe technique prend des personnages à la construction boiteuse, une trame très américanisante et déjà vue, un finale familial en guimauve, et elle parvient à faire avec cela un film prenant, qui vous met le cul dans un baquet et vous embarque pour vous faire haleter pendant deux heures trente.
On ne peut pas ignorer que le film chie sur la mémoire de quelques-uns des meilleurs ingénieurs de leur temps, et certaines incohérences me hérissent autant que les réflexes de scénariste en panne d’inspiration glissés çà et là.
Mais si vous faites partie de ceux qui pensent que violer l’histoire n’est pas grave si l’enfant est beau, vous passerez un excellent moment, entraîné par un film franchement réussi.
(Oh, un petit détail franco-français pour finir. Quand Ken présente le circuit du Mans à son fils, il dit que le Tertre Rouge est « un virage critique ». J’imagine que c’était « a critical turn » en VO, mais perso, j’aurais pas traduit comme ça. Ce qu’il veut dire, c’est que ce virage est essentiel pour la ligne droite qui suit : à l’époque, il n’y avait pas de chicane au Mans. Du coup, si on se ratait au Tertre Rouge, on prenait un chouia de retard qu’on développait tout au long des Hunaudières, jusqu’au freinage de Mulsanne, cinq kilomètres plus loin. Il était donc impossible de faire un bon tour au Mans sans une sortie parfaite du Tertre Rouge, mais le virage lui-même était lent et sans danger particulier. En français, il est donc « déterminant » plutôt que « critique ».)
- Je donne pas de nom, mais ils ont aussi écrit Edge of tomorrow et confirment ici que leur valeur ne dépasse pas celle d’un bloc de beurre.