L’intervention
|de Fred Grivois, 2018, ****
Le 3 février 1976, dans le Territoire français des Afars et des Issas, un bus scolaire est détourné par des militants du Front de libération de la Côte des Somalis. Il échoue dans le no-man’s land séparant les postes-frontières français et somalien, à Loyada. Le lendemain soir, cinq tireurs d’élite du GIGN réalisent un tir simultané, abattant cinq preneurs d’otages en quelques fractions de seconde, avant de prendre le bus d’assaut, de concert avec la 13e DBLE et le 2e REP. Suivent une dizaine de minutes de combat entre les militaires français et somaliens, jusqu’au rapatriement des trente-trois otages ; dans les combats, deux otages, sept preneurs d’otages et quinze soldats somaliens sont tués.
Cette opération est fondatrice à plusieurs titres. D’abord, pour Djibouti : la prise d’otages a sans doute eu un impact profond lors du référendum sur l’indépendance du territoire du 8 mai 1977, remporté par 80 864 voix contre… 199.
Ensuite, pour le GIGN. Créé en 1973, c’est sa première grande intervention, et la première fois que les gendarmes pratiquent en condition réelles le « tir simultané », destiné à abattre instantanément un grand nombre de menaces afin d’éviter toute répercussion sur les otages. Sur ce point, la réussite est totale, marquant un tournant dans la gestion des prises d’otages multiples : les blessures des civils proviennent entièrement des échanges ultérieurs, en particulier avec un homme rentré dans le bus durant l’assaut. Bien que le Lt Prouteau, responsable de l’opération, ait considéré les deux victimes comme une signature d’échec, l’avis général est que récupérer vivants 29 des 31 écoliers dans ces conditions était un excellent bilan.
Voilà, ça, c’est ce que dit l’Histoire (avec quelques zones d’ombres çà et là).
Et c’est de cet événement qu’est parti Fred Grivois pour créer son deuxième film.
Il faut d’abord être clair : L’intervention ne prétend pas raconter la réalité. Grivois lui-même explique sans détour avoir très largement romancé, fusionné des personnages (les neuf gendarmes envoyés sur place sont réduits à cinq), créé d’autres (en particulier l’agent de la CIA) et modifié les événements. En somme, c’est à la prise d’otages de Loyada ce que Moby Dick est au naufrage du Pequod — et le dire honnêtement est une bien meilleure approche que mettre un macaron « histoire vraie » sur un truc à moitié inventé.
Évidemment, ça ne m’empêchera pas de critiquer quelques bizarreries et anachronismes : après tout, même si c’est largement une fiction, le film affirme clairement se dérouler à Djibouti en 1976. Déjà, je ne vois pas ce que des C‑130 marocains font sur la base de Djibouti 1. Mais histoire que personne ne puisse dire que je ne m’intéresse décidément qu’aux avions, permettez-moi de signaler un anachronisme grossier et bien plus grand public : au début du film, une gamine lit Le 20ème de cavalerie. Rien à dire, il est paru en 1965… Sauf que là, l’album a une couverture rigide, qui n’est apparue que dans les années 1980 : Lucky Luke faisait partie des séries que Dupuis publiait en France en broché (couverture souple) avant de suivre Dargaud sur la voie du tout-cartonné.
En revanche, comme il ne faut pas être toujours méchant, je noterai que les cibles ont une taille raisonnable dans les viseurs — elles sont souvent un peu grandes, mais pas au point de faire des gros plans à 250 m. Dieu que ça fait du bien !
Ceci étant dit, anachronismes mis à part, que vaut le film ?
Et bien… Il est bon. Voire très bon par moments.
Évidemment, dans sa fiction, il en fait parfois un peu trop, comme lorsque les légionnaires continuent à attendre les ordres alors que le GIGN fait face aux tirs somaliens : on imagine mal un soldat français rester immobile dans ces conditions (surtout que le 2e REP n’était pas réputé pour sa patience ni pour son goût de la dentelle). Que les politiciens aient joué la montre en ignorant la situation sur le terrain, je veux bien le croire, que le GIGN ait pris l’initiative du tir, plusieurs sources l’affirment, mais la Légion a donné l’assaut dans la foulée — ce qui est bien plus cohérent.
Mais ce détail de trente secondes dans les dix dernières minutes ne doit pas masquer l’immense qualité de l’heure précédente : L’intervention est tendu. Tendu comme les amarres du City of New York au départ du Titanic.
Fred Grivois a retenu les leçons de L’assaut, l’autre film emblématique sur le GIGN, dont l’excellente partie « action » était plombée par des considérations familiales mal écrites et trop présentes. Ici, c’est donc très discrètement que certains gendarmes sont pères de famille : on voit leurs proches quelques minutes, le temps qu’on les appelle, et il n’y font ensuite que de brèves références — toujours logiques, vu que ce sont précisément des écoliers qu’ils doivent secourir.
Il reste donc un thriller désertique, aride géographiquement et sentimentalement, où la tension nerveuse et la résistance immobile du chasseur en embuscade sont au cœur du propos, avant une conclusion sous forme de film de guerre haché et violent. La tension vient aussi des politiciens, qui tergiversent, biaisent et sont plus préoccupés des retombées sur leur image que de la situation elle-même. Elle vient enfin des légionnaires, dont le but est avant tout de vaincre l’ennemi alors que la priorité absolue des gendarmes est de protéger les civils. Et puis, bien sûr, elle touche des gamins, qui ont faim, envie de pisser, soif, et qui n’ont qu’une institutrice pour les aider à ne pas paniquer entre cinq Kalashnikov tenues par des fanatiques ne parlant pas tous français.
L’ambiance est excellemment portée par une réalisation nerveuse à souhait, reposant beaucoup sur la caméra à l’épaule mais aussi sur le contraste entre la tranquillité apparente de l’image de cinq hommes couchés au soleil et la réalité de la situation implacable dans laquelle ils sont. Le casting est une autre réussite indéniable : mélange d’acteurs d’action confirmés et d’habitués de comédies parodiques, il permet de jouer sur plusieurs tonalités en servant aussi bien des séquences de bourrinage épique que des touches d’humour plutôt dures. Notons en particulier qu’Alban Lenoir, dont la carrure solide faisait l’objet de quelques gags dans Hero corp, se révèle parfaitement à l’aise en militaire professionnel et un peu teigneux.
Il ne faut surtout pas faire l’erreur de prendre L’intervention comme un film historique. C’est une fiction, bâtie et présentée comme telle, basée sur un événement historique, et un prétexte pour montrer l’attente, la tension, les déchirements et finalement l’explosion d’hommes concentrés sur une mission à accomplir avec ou malgré les politiciens qui donnent les ordres. Et à ce titre, c’est un thriller/film de guerre parfaitement réussi, pas toujours subtil mais aride comme il faut et parfaitement mené.