Le voyage fantastique
|de Henry Koster, 1951, ****
Il y a des fois, dans la vie, où vous avez peur d’avoir raison. Theodore Honey, ingénieur du Royal Aircraft Establishment envoyé enquêter sur les cause du crash d’un avion de ligne, se retrouve dans un appareil du même type que celui qui s’est planté. Et comme il a une théorie que personne ne comprend sur l’origine de l’accident, il est terrifié à l’idée que ses prévisions soient exactes — au point d’essayer de détourner l’appareil.
Le voyage fantastique¹ est un film original. D’abord, il sort en 1951, ce qui en fait un précurseur : ce n’est que trois ans plus tard qu’arrivera Écrit dans le ciel, qui posa les fondamentaux du film catastrophe. Il en présente pourtant bien des aspects : la présentation d’un appareil forcément nouveau, la galerie de personnages vivant leurs vies plus ou moins ordinaires, le doute sur la fiabilité du matériel qui se transforme peu à peu en certitude…
Ensuite, ça n’est cependant pas vraiment un film-catastrophe ; c’est plutôt un thriller et, à sa façon, un film d’enquête, qui reprend quelques codes du policier — le détective solitaire dont la théorie n’est soutenue par personne. La forme est donc particulière, avec une présentation assez sobre des différentes activités du Royal Aircraft Establishment suivie d’une montée du suspense très efficace, avant de tourner à la tension psychologique lorsque notre ingénieur commence à douter lui-même de ses calculs.
Enfin, c’est le premier film dont Sheldon Cooper est le héros.
Oui oui, Sheldon Cooper de The big bang theory. Theodore Honey est ni plus ni moins que son cousin britannique, avec des manières communes, la même incapacité à comprendre les réactions des gens, la même maladresse sociale, la même confiance en ses propres calculs et la même capacité à agacer ses interlocuteurs. Et si on me disait que Jim Parsons s’est inspiré de l’interprétation de James Stewart, je n’en serais pas étonné outre mesure.
Bien entendu, il y a une différence radicale : non seulement notre génie a une fille, précoce et qui lui fournit un contre-point à la fois comique et intéressant, mais au lieu d’une scientifique capable de le comprendre et de lui tenir tête, notre génie des années 50 séduit une hôtesse de l’air, touchée par sa maladroite prévenance… et une pointe de pitié. D’un côté, c’est un excellent point pour un film de l’époque : l’hôtesse et l’actrice passagère de l’avion ont des rôles importants et existent sans passer par l’anti-héros ou l’équipage — elles parlent même ensemble de sécurité aérienne ! De l’autre, la partie romantique est amenée avec la délicatesse de Depardieu dégustant un coq-au-vin, et elle est aussi crédible que Depardieu annonçant sa conversion au végétalisme.
Dieu merci, ce romantisme à deux balles ne prend pas le pas sur la partie technique. Et là, le film est franchement bon. On est en 1951 (en se basant sur un roman de 1948), et on parle de fatigue des matériaux. L’explication du phénomène est un peu fantaisiste, mais la raison en est simple : à l’époque, il n’était pas encore bien compris. Il avait un nom depuis près d’un siècle, il était évalué empiriquement et on connaissait l’existence de micro-fissures depuis cinquante ans, mais déterminer la source de la fatigue, calculer la durée de vie d’un matériau soumis à des vibrations, des tensions et des contraintes faibles mais régulières, tout cela balbutiait à peine. Et en aviation, ce n’est que trois ans plus tard, quand des De Havilland Comet en parfait état ont éclaté en plein vol, qu’on a réellement saisi l’importance de la fatigue des métaux.
Le film est également précurseur par ses aspects politiques ; il tourne autour de la nécessité d’assurer la sécurité des vols et de celle d’assurer l’avenir commercial d’un avion nouveau, sans oublier l’impact sur l’industrie britannique dans son ensemble d’une mise en cause de la sécurité des réalisations nationales. Si les problèmes de fatigue anticipent un peu les accidents du Comet, c’est surtout ce bref aperçu politique qui est d’une justesse criante, lorsque l’on voit comment l’enquête sur la dislocation de G‑ALYP a été bouclée précipitamment pour reprendre les vols… menant deux semaines plus tard à l’explosion identique de G‑ALYY.
Bien entendu, lors de sa sortie, rien de ses aspects prophétiques n’était accessible aux critiques. No highway in the sky a donc été loué pour son originalité, son suspense bien mené et l’interprétation magistrale de Stewart, mais également critiqué vertement pour ses personnages parfois un peu légers et ses romances ridicules. Aujourd’hui, il a acquis une dimension supplémentaire comme précurseur d’un genre, comme anticipation efficace d’accidents réellement survenus… et parce que des personnages comme Theodore Honey, scientifique déconnecté, pleutre ordinaire, ingénieur incompris, anti-héros parfait, font partie de nos vies.
¹ Comme, mine de rien, on est des rigolos, au Comité anti-traductions foireuses, on vous a mis le titre français de l’époque. Le voyage n’est pas au cœur de l’histoire, il n’y a rien de fantastique ni de science-fiction là-dedans, le film s’appelait No highway in the sky — littéralement, un truc genre « pas d’autoroute en plein ciel », mais en fait une allusion à un poème de John Masefield (« va de l’avant, compagnon : quand tu ne trouveras plus de grand-route, plus de piste, totalement à l’aveugle, le chemin à suivre luira dans ton esprit »). Du coup, « Le voyage fantastique », c’est la blague la plus drôle de l’œuvre.