13 reasons why

de Brian Yorkey, 2017, ****

J’ai détes­té le lycée. Oh, pas autant que le col­lège, bien sûr, mais quand même. Les inces­santes réflexions sur les fringues, les chaus­sures, la coif­fure… Se faire trai­ter de lèche-boules parce qu’on a posé une ques­tion sur un truc inté­res­sant en cours de phy­sique… Et bien sûr voir les beaux gosses de ser­vice, cons comme des bites, se pro­me­ner comme s’ils étaient chez eux. Rien que de très ordi­naire, et mon lycée était loin d’être le pire — la moi­tié des élèves étaient spor­tifs et même les pires intel­los pas­saient sur le mur d’es­ca­lade entre midi et deux, du coup le mélange était sans doute plus homo­gène que dans un éta­blis­se­ment typique. Rien de grave en somme, mais l’en­chaî­ne­ment quo­ti­dien de petits trucs suf­fit à rendre un endroit détestable.

Et éva­cuons la ques­tion tout de suite : oui, même dans un éta­blis­se­ment tran­quille en pleine nature, où le ski fait par­tie du tronc com­mun au col­lège et où l’am­biance est plu­tôt bonne, cer­tains ado­les­cents se sui­cident. Quand j’é­tais en pre­mière, une ancienne cama­rade a été retrou­vée pen­due. À ma connais­sance, elle n’a pas lais­sé d’ex­pli­ca­tion, lais­sant à cha­cun le soin d’in­vo­quer le conseil de classe du deuxième semestre, les cama­rades, la pres­sion des notes ou ceci cela…

Hannah Baker, elle, a lais­sé des expli­ca­tions. Sept cas­settes audio, treize faces, plu­sieurs heures d’en­re­gis­tre­ments qu’elle a dépo­sés devant la porte d’un ami avec une ins­truc­tion : faire tour­ner chez les gens concer­nés. D’abord, le « jock » (le spor­tif de ser­vice, qui mise sur l’é­quipe de bas­ket bien plus que sur les cours pour avoir son bac) qui a lan­cé des rumeurs fai­sant d’elle une fille facile. Puis, son amie qui s’est dres­sée contre elle en l’ac­cu­sant d’a­voir pro­vo­qué une rup­ture. Puis, son ami qui l’a ins­crite comme « plus beau cul du lycée » sur une liste qui tour­nait de main en main. Et ain­si de suite, allant cres­cen­do jus­qu’au jour où elle décide de ren­trer chez elle et de mettre fin à ses jours.

Les « jocks », déjà un fléau chez Daria. — pho­to Netflix

Évidemment, par­ler du sui­cide chez les ado­les­cents n’est pas simple, sur­tout quand la nar­ra­trice est la sui­ci­dée. Une chose est sûre : quoi que l’on fasse, on en pren­dra plein la gueule — qu’on montre l’acte et on sera for­cé­ment accu­sé de l’en­cou­ra­ger, qu’on en dénoue les rai­sons et on l’au­ra roman­ti­sé à l’ex­cès, qu’on dénonce l’in­dif­fé­rence de l’en­tou­rage et on man­que­ra de sen­si­bi­li­té, qu’on ne montre rien et on aura pas­sé l’es­sen­tiel sous silence, qu’on ne dénonce rien et on sera com­plice… C’est déjà cou­ra­geux d’en faire le sujet d’un roman (sur­tout ciblé pour un public ado/jeune adulte), c’est car­ré­ment héroïque d’en faire une série télé à la dif­fu­sion poten­tiel­le­ment très large. Quoi qu’on pense du résul­tat, Jay Asher (auteur du roman) et Brian Yorkey (adap­ta­teur télé) méritent au moins un coup de cha­peau pour avoir osé atta­quer fron­ta­le­ment un tel sujet.

Mais il faut éga­le­ment saluer la qua­li­té de l’é­di­fice. Évidemment cen­tré sur les évé­ne­ments nar­rés par Hannah et leurs consé­quences, deux semaines plus tard, sur ceux qui écoutent les cas­settes, le récit va tout de même plus loin et évoque les mille autres trucs qu’Hannah a lais­sés de côté — à com­men­cer par les adultes, acca­pa­rés qui par son maga­sin, qui par son tra­vail, qui par son nou­veau-né ou sa toxi­co­ma­nie, qui par sa simple paresse intel­lec­tuelle, qui laissent leurs gamins en roue libre sans même s’en rendre compte. Hannah explique ses déclen­cheurs, mais le monde dans lequel elle a gran­di est un ter­reau essen­tiel qui n’est pas oublié.

Adultes : êtres décon­nec­tés qui ne com­prennent rien à rien et cherchent des res­pon­sables quand il est trop tard. — pho­to Beth Dubber pour Netflix

Sur la forme, les allers-et-retours entre les évé­ne­ments racon­tés par Hannah et l’é­poque actuelle sont plu­tôt bien gérés, même s’il arrive une fois ou deux qu’on ne sache pas tout de suite quelle période on regarde. Le tra­vail nar­ra­tif est extrê­me­ment maî­tri­sé, les petites touches suc­ces­sives construisent un ensemble solide et main­tiennent une forme de sus­pense alors même que la fin est racon­tée dès les pre­mières minutes. La construc­tion des per­son­nages évite la sim­pli­fi­ca­tion exces­sive et même Hannah a une part néga­tive — d’a­bord, ce qu’elle raconte dans son tes­ta­ment n’est pas tou­jours vrai ; ensuite, vivante, elle pou­vait être un poil mani­pu­la­trice avec cer­tains cama­rades, jus­qu’à mettre sur sa liste de rai­sons des gens plu­tôt inno­cents en vérité.

Au risque de spoi­ler un poil, c’est d’ailleurs une fai­blesse réelle de la série : le nar­ra­teur de l’é­poque contem­po­raine, celui avec qui nous écou­tons les cas­settes, attend évi­dem­ment la sienne avec angoisse. Qu’a-t-il fait pour qu’Hannah le juge res­pon­sable de son sui­cide ? Bien sûr, on sait que Clay n’est pas un méchant, qu’il aime res­pec­tueu­se­ment Hannah et qu’il ne peut pas faire par­tie de ceux qui la har­cèlent, l’i­gnorent ou la mal­traitent : c’est la nature même de l’ar­gi­le¹ d’être douce et pro­tec­trice. Mais l’ar­gile peut aus­si être lourde, col­lante et entraî­ner quel­qu’un dans la noyade, et c’est la méta­phore que les auteurs n’ont pas osé filer jus­qu’au bout. Du coup, cet élé­ment de ten­sion essen­tiel de la pre­mière par­tie de la série tombe à plat lorsque Hannah elle-même recon­naît qu’il ne mérite pas vrai­ment d’être cité, alors qu’il aurait tout à fait pu deve­nir le genre d’in­sup­por­table pres­sion bien­veillante qui fait péter les plombs. (Gros spoi­ler, sélec­tion­ner pour lire.)

Tu ne le sais pas, je ne le sais pas, mais tu es en train de me tuer. — pho­to Beth Dubber pour Netflix

L’autre fai­blesse tient dans le cres­cen­do qui mène au dou­zième épi­sode. En fait, tout se passe comme si l’au­teur avait eu peur de dire : « le lycée et la vie quo­ti­dienne sont suf­fi­sam­ment détes­tables pour qu’Hannah se sui­cide », et avait vou­lu ajou­ter une couche de sor­dide plus bru­tal pour jus­ti­fier son geste. Du coup, ça détourne un peu l’his­toire de son sujet : peut-être que je me trompe, mais je pense que sur les 1500 à 2000 ado­les­cents amé­ri­cains qui se sui­cident chaque année, tous n’ont pas été témoins ni vic­times de com­por­te­ments cri­mi­nels (spoi­ler pos­sible). Et j’au­rais trou­vé le récit beau­coup plus fort si toutes les moti­va­tions d’Hannah étaient res­tées liées à des situa­tions ordi­naires (har­cè­le­ment, moque­ries, réflexions mal­ve­nues) que tout un cha­cun peut connaître.

Cela ne doit pas détour­ner le spec­ta­teur. 13 rea­sons why est un récit solide, par­fois drôle, sou­vent dur, et çà et là extrê­me­ment direct et expli­cite. L’idée de res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive par négli­gence imprègne l’en­semble, pous­sant le spec­ta­teur à s’in­ter­ro­ger sur son propre com­por­te­ment et ses propres réac­tions face aux autres. Il ne juge pas direc­te­ment le sui­cide, mais il arrive à en par­ler hon­nê­te­ment, sans le pré­sen­ter comme une fai­blesse ni comme une solu­tion, et explore l’im­pact de l’a­près sur ceux qui conti­nuent à vivre autant que la dou­leur de l’a­vant chez ceux qui font ce choix. Un très beau bou­lot donc, humain, sub­til mal­gré un lot de cli­chés et une poi­gnée de ficelles un peu grosses, qui se regarde très bien en deux petites journées.

¹ « Clay » signi­fie « argile » en anglais. Son côté mal­léable, adap­table et pétris­sable m’a très rapi­de­ment fait faire le lien entre le per­son­nage et la matière, qui devient même expli­cite dans un des der­niers épisodes.