Les figures de l’ombre

de Theodore Melfi, 2016, ***

Savez-vous ce qu’est une calculatrice ?

Une cal­cu­la­trice (com­pu­ter en anglais) est une per­sonne qui cal­cule (to compute).

La Nasa, qui envi­sage de faire voler sept astro­nautes et réa­lise avec angoisse que Gagarine vient de faire un tour dans l’es­pace, uti­lise une armée de cal­cu­la­trices. Elles appliquent les for­mules éta­blies par les mathé­ma­ti­ciens de l’a­gence, cal­cu­lant aus­si bien la résis­tance du métal d’un bou­lon que l’é­chauf­fe­ment lié à la tra­jec­toire de ren­trée d’un vais­seau, et véri­fient les résul­tats déjà trou­vés. Et comme il y a une masse impres­sion­nantes de cal­culs à faire et à véri­fier, même les Noires sont mises à contri­bu­tion — et comme la ségré­ga­tion a été abo­lie il n’y a pas si long­temps que ça, elles ont leur propre bureau, dans le bâti­ment d’en face.

Quand je serai grande, je serai cal­cu­la­trice. Ou même ingé­nieuse. — pho­to Twentieth Century Fox

Mais les choses changent : les Noires traînent en jus­tice les écoles réser­vées aux Blancs ou aux mâles, les tri­bu­naux leur per­mettent de s’ins­crire dans des for­ma­tions d’in­gé­nieurs ; elles cor­rigent les fautes des mathé­ma­ti­ciens, on finit par leur faire une place dans le bâti­ment prin­ci­pal ; on les rem­place par un ordi­na­teur (com­pu­ter en anglais), elles apprennent le Fortran ; elles prouvent leurs com­pé­tences à un type qui va ris­quer sa peau, il demande à ce qu’elles véri­fient les cal­culs de la machine.

Voilà en bref l’his­toire de ce film qui aurait pu être édi­fiant, une his­toire de ségré­ga­tion, de racisme, de sciences, de lutte pour l’é­ga­li­té et de conquête spatiale.

Oui, mais.

Le pro­blème des Figures de l’ombre¹, c’est qu’il a fait le choix du conte de fées. Et encore, sans vrai méchant. Le per­son­nage le plus néga­tif, le plus hos­tile à l’ir­rup­tion d’une femelle noire dans son club de mâles confé­dé­rés, c’est Sheldon Cooper, joué par le même acteur, avec le même carac­tère. Du coup, au lieu d’illus­trer le racisme encore extrê­me­ment bien ancré dans le sud des États-Unis autour de 1960, il illustre la pré­ten­tion réac­tion­naire d’un indi­vi­du iso­lé. Et à l’in­verse, on a un très beau che­va­lier ser­vant, qui vient prendre fait et cause pour les cal­cu­la­trices dès qu’il se rend compte que celle qu’on lui a four­nie, non contente d’être com­pé­tente, court quatre kilo­mètres par jour pour rejoindre les toi­lettes des nègres à l’autre bout du campus.

Tout le monde il est beau, tout le monde il est gen­til. — pho­to Twentieth Century Fox

Franchement, à quoi ça sert d’a­voir des acteurs du calibre de Kevin Costner et Kirsten Dunst, qui pour­raient sans pro­blème inter­pré­ter de vrais racistes bas du bulbe qu’il va fal­loir retour­ner à la dure, et de leur faire jouer des gens qui com­prennent tout et renoncent à leurs réflexes de petits blancs au pre­mier cla­que­ment de doigts ? Ça doit être, dans l’Histoire du ciné­ma, la pre­mière fois qu’on réunit un cas­ting aus­si béton­né (l’in­ter­pré­ta­tion est fran­che­ment convain­cante, du trio domi­nant au der­nier des seconds rôles) pour jouer une telle gale­rie de por­traits en carton.

On se retrouve donc avec un très bel objet, très soi­gné, effi­cace, moins aride que L’étoffe des héros mais tout de même inté­res­sant dans le domaine « ceux qui ont défri­ché l’es­pace », super­be­ment joué et réel­le­ment pre­nant, mais qui passe com­plè­te­ment à côté de ses enjeux pour pro­po­ser fina­le­ment, en quelques cli­chés faciles, une vision gen­ti­ment naïve de la ségrégation.

¹ Choix de tra­duc­tion dis­cu­table : « figures » en anglais désigne avant tout les chiffres et per­met un jeu de mot avec « sil­houette, per­son­nage ». « Les cal­cu­la­trices cachées » aurait été moins ven­deur peut-être, mais bien plus res­pec­tueux de l’in­ten­tion initiale.