L’odyssée
|de Jérôme Salle, 2016, ****
Jacques-Yves Cousteau était-il un connard ? Disons pudiquement que depuis les années 70, les avis sont partagés. De notoriété publique : son égocentrisme débridé, son arrogance, ses petits arrangements avec les pétroliers pour financer ses expéditions, son goût pour les femmes, son autoritarisme et ses relations souvent tendues avec ses fils. Un peu moins connus, ses compétences scientifiques toutes relatives, son goût pour la mise en scène primant sur la réalité biologique, et surtout la façon dont Émile Gagnan, concepteur du détendeur à la demande, s’est fait avoir dans les grandes largeurs par celui qui s’est imposé comme « l’inventeur du scaphandre autonome ».
L’odyssée raconte la période charnière, entre la fin des années 40 et la terrible année 1979, où Cousteau a mis au point sa signature, monté ses sociétés, et bâti sa propre légende. Assez fidèle aux éléments connus de la vie du « pacha » et de ses acolytes, il ne joue pas la carte de l’hagiographie et ne le présente pas comme un héros : le Cousteau composé par Lambert Wilson (au passage, c’est très amusant d’entendre un type bilingue imiter l’accent du plus mauvais anglophone de l’histoire de France) a toutes les ambiguïtés du vrai et se fait copieusement étriller par les héros du film, Simone et Philippe.
Plus que de Jacques-Yves, c’est en effet de famille que l’on parle ici (y compris la famille étendue, Falco ayant un rôle plus qu’anecdotique), du beau-père amiral qui aida beaucoup son gendre au fils aîné effacé par son père et son cadet. Quelques discours un peu trop explicites sur le besoin de reconnaissance auraient mérité d’être sabrés, et Jean-Michel est un peu plus effacé que dans mon souvenir (mais il est vrai que je me souviens surtout des années 90, où Jacques-Yves l’avait attaqué pour parasitisme quand il avait eu l’outrageante audace de vouloir monter sa propre entreprise, hors de l’empire familial). Cependant, dans l’ensemble, les tensions permanentes dans cette famille inséparable mais étouffante forment un cœur solide à un scénario bien écrit. C’est ainsi que, dans la lignée du dogme de Jacques-Yves, Jérôme Salle n’a pas choisi de faire un film historique ou d’exploration, mais de raconter une histoire d’hommes qui luttent.
Les plus pinailleurs noteront une poignée d’anachronismes, comme l’absence de la plate-forme d’appontage que Cousteau avait installée sur le pont de la Calypso pour l’expédition en Antarctique. C’est dommage, ce Hughes 269 ayant eu un rôle dramatique dans la réalité : alors que les Cassandre de la planète avaient annoncé le pire, pronostiquant que la vieillissante Calypso ne supporterait pas la mer des cinquantièmes hurlants, le seul accident de l’expédition fut la mort de Michel Laval, frappé par le rotor anti-couple de l’appareil. On pourra aussi s’étonner que Jacques-Yves soit surpris de voir un Philippe presque trentenaire prendre les commandes d’un avion, alors que celui-ci avait commencé à piloter dès l’adolescence, mais cette entorse était sans doute utile pour mettre en valeur la psychologie du duo. Dans l’ensemble, il s’agit de peu de choses, et le seul vrai attentat historique qui m’ait choqué est un grand classique : Émile Gagnan, père des éléments essentiels du scaphandre autonome, n’est même pas cité une seule fois, dans la plus pure tradition de l’histoire vue par Jacques-Yves Cousteau.
Techniquement, le film remplit le contrat, avec une photo souvent ordinaire et quelques plans emblématiques plus soignés, des prises de vues sous-marines évidemment travaillées, une réalisation discrète qui n’en fait pas des tonnes et laisse les acteurs porter le film. Lambert et Audrey font un très bon boulot, alors même que ça ne doit pas être facile de jouer avec un tel maquillage ; je suis moins convaincu par Pierre Niney, mais il faut dire qu’il commence par tripoter des manettes de gaz pour faire un virage donc, tout de suite, je le trouve pas crédible.¹
On note d’ailleurs la sympathique (quoique dramatique) épanadiplose sur N101CS, magistralement interprété par le célèbre N9767. Le cadreur a pris soin de ne garder que son meilleur profil et ça fait toujours plaisir de le voir en vol.
Le bilan ? Un biopic plutôt honnête, assez conforme à la réalité historique malgré quelque arrangements (généralement bénins), une histoire familiale assez forte, une paire de grands acteurs, mais aussi quelques passages qui en font un poil trop, d’autres acteurs un peu moins justes et parfois un produit calibré qui manque un peu d’âme. Excellent divertissement dans l’ensemble, c’est un film de salubrité publique pour ceux qui croient encore que Jacques-Yves Cousteau était le grand homme qu’il présentait lui-même ; c’est aussi un hommage certain à Philippe Cousteau, une histoire familiale réussie, et en passant un petit ruisseau de plus dans l’idée « la nature, c’est beau, essayons de pas trop la pourrir ». C’est donc tout à fait recommandable, quoique pas exempt de petites faiblesses.
¹ À basse vitesse, on remet un chouille de gaz pour tourner, c’est normal. Mais à ce moment, en croisière, quand on fait demi-tour avant de rentrer, y’a aucune raison.