Steve Jobs
|de Danny Boyle, 2015, ****
C’est l’histoire d’une petite fille. Lisa a cinq ans et l’homme que sa mère et une bordée d’analyses médicales désignent comme son père refuse de la reconnaître et ne verse les pensions que contraint et forcé. Il est pourtant très riche et très occupé à une tâche beaucoup plus essentielle que sa fille : s’assurer qu’un ordinateur intégré, design et très cher puisse dire « Hello » exactement à l’heure où il doit le faire.
Quatre ans passent. Le père de Lisa l’a enfin reconnue, il est toujours très riche, et a toujours des occupations prioritaires sur sa fille : il lance un nouvel ordinateur, un cube design, ultra-performant, équipé d’un système d’exploitation révolutionnaire et d’un coût astronomique, qui n’est pas vraiment fini mais dont la présentation doit commencer à l’heure précise.
Dix ans passent. Lisa et son père se sont un peu rapprochés, il est encore plus riche, et il est concentré sur une activité aussi importante que sa fille : présenter un ordinateur intégré translucide, performant, très cher, qui doit sauver son entreprise de la faillite et dont la cérémonie de lancement doit respecter une ponctualité absolue.
En trois tableaux, Danny Boyle trace un portrait à grands traits d’une fillette devenue adolescente, observatrice timide, complice puis critique d’un connard imbu de lui-même, égoïste, autoritaire, mesquin, maniaque, aux compétences techniques discutables et aux compétences sociales catastrophiques, qui a gagné beaucoup d’argent en faisant grandir, couler et renaître une entreprise à force de vouloir absolument décider à leur place de ce que les clients voulaient acheter et de quel montant ils souhaitaient y mettre.
Il y a deux bonnes nouvelles. La première, c’est que Steve Jobs n’est pas une biographie, mais un opéra en trois actes. Du coup, point d’évocation technique, d’humanisation du personnage ou de chronologie excessive : on va à l’essentiel, sans devoir faire le tour du propriétaire. Adopter Lisa comme fil rouge et presque narratrice est la deuxième astuce permettant d’avoir les mains libres pour décrire Steve, qui peut ainsi être une crevure shakespearienne sans que ça pose de problème (à part aux gens qui ont le malheur de travailler pour lui, bien sûr).
La seconde, c’est que Danny évite de faire du Danny. Pas de misérabilisme larmoyant façon Slumdog milionaire, pas de clip épileptique comme 127 heures, et surtout pas de montage aller-retour permanent ni de saturation visuelle et sonore : Steve Jobs est un film posé qui assume ses ellipses, sait prendre le temps de présenter ses personnages et dans lequel les flashs-backs servent à éclairer l’histoire plutôt qu’à en rajouter des tonnes. Si Steve a été adopté, ça n’en fait pas un pleureur et s’il est impitoyable, ses victimes peuvent répliquer.
La prestation de Michael Fassbender est évidemment parfaite, mais il est très bien soutenu par un bon lot de seconds rôles : à son habitude, Aaron Sorkin (créateur de The newsroom, scénariste de The social network…) a donné une vraie importance à tous les personnages et le moins que l’on puisse dire est que le casting tient la route.
Du coup, c’est un vrai bon film sur la façon dont la même folie peut donner à la fois la « vision » obsessionnelle qui fera d’un homme un millionnaire et la maniaquerie intransigeante qui le coupera du reste de l’humanité. Les geeks seront heureux de voir le match Jobs-Wozniak en allégorie de la relation tendue entre les génies et les autres, ainsi que de retrouver dans la bouche de Steve des répliques de Sheldon. Ceux qui aiment les histoires de dieux confrontés aux hommes ou de salauds face à l’humanité se régaleront, de même d’ailleurs que tous ceux qu’intéresse globalement la dualité de l’homme.