Les huit salopards
|de Quentin Tarantino, 2015, ****
Il y a quelques années, j’étais maître d’internat. J’ai eu l’occasion d’observer des adolescents de tout genre, du bien élevé silencieux au bordélique grande gueule en passant (heureusement rarement) par l’asocial complet. J’ai notamment vu quelques cas de gamins brillants, fins, curieux, cultivés, plein d’humour et toujours prêts à toutes les activités loufoques, mais dont les qualités s’accompagnaient d’un mépris complet des règles, d’un goût pour la multiplication des conneries et d’une tendance à l’outrance régulière. L’an passé, une grande réunion d’anciens élèves du lycée m’a permis de revoir certains d’entre eux ; toujours brillants, toujours cultivés, toujours prêts à foutre la zone, mais également pour certains étonnamment transformés, avec plus qu’une pointe de sérieux sous-jacent, un sens des responsabilités et la volonté de faire de leurs enfants (eh oui) des individus sensés et conscients.
Avec Les huit salopards, j’ai l’impression que c’est un peu ce qui est arrivé à Quentin.
Quentin, c’était l’élève doué, génial même diront certains, surprenant, original, décalé, l’élève qui digère toutes les cultures, les replace et les transforme en bordel innommable, celui qui ne recule devant aucune outrance pour faire rire tous azimuts. Pulp fiction, Jackie Brown et surtout Kill Bill et Inglourious basterds reposaient sur la même logique : ne jamais hésiter à en faire trop, multiplier les références et les codes de genres (polar noir, film d’arts martiaux, film de guerre, spaghetti…), pousser leur logique jusqu’à l’extrême pour porter à la fois l’amour du cinéma, la beauté de l’art et l’outrance du gore gratuit dans des tragi-comédies grinçantes et absurdes, des parodies loufoques sur des sujets dramatiques, et des moments de divertissement complètement cons assumés et quelque part magiques d’intelligence. Il n’y avait pas de message, sinon peut-être « eh, on se fout de tout, vaut mieux en rire ».
Avec Inglourious basterds, Quentin avait tout de même ajouté un peu de fond : derrière la façade parodique (« Je travaille dans le massacre de nazis. Les affaires sont florissantes. ») et le fantasme de voir brûler Hitler, il y avait une certaine critique de la perversion, de la passivité, une amorce de réflexion sur la conscience individuelle face à l’histoire — en particulier via Fredrick Zoller, plutôt mal à l’aise dans ses bottes de héros du Reich. L’opus suivant, Django unchained, poussait un peu plus loin cette question en présentant une galerie de portraits d’esclavagistes du sud caricaturaux, excessifs mais pas si incohérents. Peu à peu, le cinéma purement fantasmatique de Tarantino reprenait pied dans le monde réel et s’offrait des clins d’œil à la réalité.
Ce préambule un peu long est indispensable : Les huit salopards, c’est le moment où l’adolescent turbulent devient père responsable. Celui où Tarantino ne fait plus dans l’outrance pour la beauté du geste, où il ne se permet plus toutes les conneries pour le prétexte de l’amusement, mais où il s’intéresse au vrai monde, à la vraie humanité, et où il essaie de dire un peu ce qu’il en pense pour l’édification du peuple. En somme, de la farce, il glisse vers la fable.
C’est donc l’histoire, peu après la guerre de Sécession, de huit personnages unis par la haine — au passage, si quelqu’un veut mettre des baffes au traducteur du titre, je vais sûrement pas l’en empêcher : « hateful » était le mot à ne pas oublier. Un Noir qui hait les esclavagistes, des péquenots du Sud qui haïssent les Nègres, deux chasseurs de primes qui haïssent la concurrence, un shérif qui hait les hors-la-loi, une gangster qui hait les hommes, plein d’hommes qui haïssent les femmes, etc. Un quasi huis-clos oppressant, où certains montrent d’entrée leur aversion pour leurs camarades tandis que d’autres la jouent très civile, mais où au fond ce sentiment omniprésent ronge, grandit, et transforme les loups solitaires réunis par le sort en fauves n’attendant que l’occasion de se sauter à la gorge. Il est difficile de ne pas y voir une parabole de la société américaine (voire occidentale, voire mondiale) moderne, où les flics abattent des civils parce qu’ils n’obtempèrent pas assez vite, où des civils armés tirent sur les flics par vengeance, où des intégristes chrétiens attaquent des mosquées, où des tarés musulmans font péter des synagogues, où des rednecks occupent des bâtiments fédéraux, où les factieux divers tentent de déstabiliser tout ce qui ressemble à un État démocratique, laïque et organisé, où on n’a jamais vendu autant d’armes et où la dernière modernité du Texas est d’autoriser leur port en holster prêt à dégainer — un retour au far west après 120 ans d’interdiction.
L’ambiance est profondément noire et le déversement progressif des tensions n’est qu’à peine allégé par une ombre de l’outrance joyeuse habituelle (les hésitations sur la prononciation de Domergue, quelques projections sanguinolentes éparses, les gags avec la porte…). Du rêve, du fantasme, nous voilà plongés dans un cauchemar qui évoque une réalité. Tarantino faisant Les huit salopards, c’est Julien Clerc chantant L’assassin assassiné, c’est Coluche jouant dans Tchao pantin, c’est Chirac annonçant que notre maison brûle : l’amuseur, le distrayant, le clown de service retire une seconde son nez rouge pour nous parler sérieusement, pas en donnant une leçon, pas en nous prenant de haut, mais avec ses armes et son langage habituels, une dose de légèreté en moins.
Cela pourrait déstabiliser certains spectateurs. Si j’en juge par les retours de mon entourage élargi, ça a d’ailleurs été le cas : les critiques contre ce Tarantino « pas fun » et ces personnages « pas drôles » ont plu (de pleuvoir, pas de plaire). Pour ma part, comme j’ai apprécié de retrouver mes petits cons devenus parents gentiment barrés mais responsables, j’ai bien aimé ce nouveau Tarantino, plus mature, moins loufoque, qui parle plus au cerveau mais sait garder juste assez de délire pour dire « eh, c’est pas trop grave, on peut en rire, mais souvenez-vous juste qu’au fond c’est pas marrant ».