Avril et le monde truqué
|de Franck Ekinci et Christian Desmares, 2015, ****
Le steampunk n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, le style le plus courant au cinéma. Si Hugo Cabret s’en rapprochait par certains aspects, le dernier film que j’aie vu dont je me sois dit qu’il entrait sans discussion dans la catégorie était Numéro 9, et avant cela il fallait remonter au Château ambulant, à Steamboy et à Wild wild West. À ce titre au moins, Avril et le monde truqué fera date : il se déroule dans un univers steampunk pur et dur, justifié par la disparition mystérieuse de tous les scientifiques de renom dès leurs premiers travaux connus — Tesla, Bell, Einstein, Fermi et consorts, tous portés manquants depuis leur rencontre avec un nuage d’orage un peu bizarre. Dans ce contexte, la vapeur et le plus léger que l’air se sont imposés, le moteur à explosion ayant disparu ; les réserves de houille épuisées, c’est une guerre pour le bois que le bloc européen et le bloc américain se livrent, tandis que nous suivons des parisiens qui respirent un air vicié par les fumées de charbon et se déplacent en téléphérique.
La conception graphique de Tardi est sans surprise très réussie : son style habituel, que ce soit avec Adèle Blanc-Sec ou dans Le cri du peuple, s’y prête bien, et on oublie trop souvent qu’une de ses premières œuvres, Le démon des glaces, baignait également dans une sorte de science-fiction post-victorienne.
Ce point graphique mis à part, le scénario est plus ordinaire : une héroïne jeune, maligne et caractérielle, un amoureux transi, des représentants de l’ordre incompétents et vindicatifs, des méchants mystérieux, un grand projet, un chat qui parle. Si la ligne générale n’est pas toujours très originale, l’histoire est bien ficelée, les rebondissements soignés sont bien portés par un rythme parfaitement maîtrisé, l’animation et généralement fluide et dynamique, et l’ensemble est fort réussi.
Il y a tout de même une réflexion que je me suis faite au bout d’un quart d’heure et qui ne m’a plus quitté : Avril et le monde truqué est un superbe sujet d’étude pour qui veut voir comment Miyazaki, après avoir pioché dans les histoires occidentales pour renouveler le cinéma d’animation japonais, a à son tour profondément imprégné le cinéma d’animation européen. Je ne vais pas m’étaler sur la maison du grand-père, réminiscence forcément totalement volontaire du Château ambulant de Hauru ; mais le caractère de l’héroïne, qui rappellera forcément Nausicaä (quoiqu’elle puisse aussi faire penser à Adèle Blanc-Sec), l’art de ralentir subtilement l’action le temps d’observer les décors avant de foncer sans jamais se perdre, la façon dont les métaux fondent et se déforment sous un rayon laser (cette fois encore, le clin d’œil au Château dans le ciel est sans nul doute volontaire), jusqu’aux postures des flics lorsqu’ils ratent un virage en poursuivant les héros, tout rappelle l’animation du maître japonais.
Et surtout, il y a cette forêt, la végétation qui recouvre tout, la façon dont celle-ci est presque un personnage tangible plutôt qu’un simple décor, cette écologie qui pointe le bout de son nez un peu partout et ne masque guère un pessimisme et un scepticisme technologique marqués. C’est sans doute la première fois qu’un film occidental est aussi profondément imprégné de Miyazaki, et c’est d’autant plus notable que l’univers dans lequel il évolue est, graphiquement et politiquement, profondément différent de celui du maître : on n’est pas du tout dans le plagiat ou dans la reprise (sauf quelques éléments très précis), mais bien dans l’inspiration parfaitement digérée.
Si le film n’est pas exempt de faiblesses, notamment via quelques clichés et scènes déjà vues, il est donc dans l’ensemble hautement recommandable et fait passer un excellent moment, de dix ans à la retraite.