The Knick
|de Jack Amiel, Michael Begler et Steven Soderbergh¹, 2014, ****
C’est un tournant de siècle formidable. Le souvenirs des grands massacres du siècle précédent s’émoussent ; les automobiles électriques commencent à apparaître et donnent un coup de vieux aux précédents moyens de transport ; malgré quelques crises ponctuelles, on n’a jamais produit autant de richesses ; la science enchaîne les découvertes spectaculaires et la médecine fait chaque jours des progrès considérables. Tout s’améliore : la prise en charge des patients, les diagnostics, les traitements, et des conditions encore dramatiques il y a quelques années deviennent de simples procédures chirurgicales maîtrisées.
C’est dans ce contexte que vit John Thackery, chirurgien de l’hôpital Knickerbocker. Chercheur enthousiaste et talentueux, il alterne phases d’excitation et fatigue brutale, bouffées géniales et crises paranoïaques. Ça vous rappelle quelque chose ? Oui, il tourne à la cocaïne. Notez, ça n’a rien d’illégal, c’est ce qu’on fait de mieux comme anti-douleur et c’est très largement utilisé dans les hôpitaux, autour de l’an 1900.
Si vous avez vu quinze saisons d’Urgences, vous retrouverez les passages obligés du genre : les romances entre infirmières et docteurs, les conflits entre médecins et direction financière, et bien entendu les problèmes médicaux — travailleurs de force arrivant avec une hernie, gens fraîchement agressés, maladies exotiques, etc. Mais la série joue surtout sur la perspective historique : il est fascinant de voir comme une bête fracture du fémur est un défi majeur à opérer quand on n’a pas d’appareil pour visualiser l’os et l’artère, ou comment une fièvre typhoïde (qu’on traite désormais avec quelques antibiotiques, beaucoup d’eau et du repos) est un risque d’épidémie majeure — d’autant plus inquiétant en ces temps reculés où la notion de « porteur sain » apparaît juste.
Vus de notre époque, certains détails sont même choquants, comme l’asepsie encore balbutiante (on nettoie le malade, les outils et les docteurs, mais les gants en latex restent à inventer et les opérations sont suivies et observées à quelques mètres par quiconque passe jeter un œil), l’absence quasi-totale de transfusions (un phénomène mystérieux fait que la plupart d’entre elles entraînent une coagulation mortelle), l’absence totale de médecins femmes (et pourquoi pas le droit de vote aussi ?) et les réactions généralement outrées de ceux qui rencontrent l’unique docteur noir (et en plus, on l’autorise à toucher les patients ?!).
La condition de la femme et celle du nègre sont d’ailleurs des éléments à part entière de l’intrigue, la directrice des œuvres sociales (qui doit son poste au fait d’être la fille du propriétaire) étant invitée à se marier, faire des gosses et arrêter de faire semblant de diriger un service, tandis que le chirurgien en second, imposé par des connaissances, doit faire face au racisme généralisé des patients et des collègues — y compris le génial Thackery, qui n’est pas le dernier à trouver qu’un nègre n’a pas sa place dans son service. Et lorsqu’un noir attaque le blanc qui insultait sa femme, les lynchages qui suivent pourraient paraître moyenâgeux… si on oubliait les émeutes de ces dernières années : sur ce plan comme sur celui de l’avortement, The Knick ne fait que remettre en lumière un problème encore douloureusement d’actualité.
Sur le plan technique, outre une photo particulièrement soignée et une reconstitution historique raisonnablement crédible, il faut noter une réalisation nerveuse, qui fait passer son histoire d’un seul souffle. Les coupures ne sont pas placées pour ménager systématiquement un cliffhanger par épisode et peuvent survenir sur des points relativement faibles : leur rôle, c’est plutôt de permettre de se reprendre une minute pour ne pas se faire d’une traite ce film de 8 h 30. Les performances d’acteurs sont tout à fait correctes et Clive Owen est spectaculairement habité, aussi bon lorsqu’il incarne le génie de son grandiose docteur que quand il joue les crises de son pathétique junkie. Thème, écriture, conception des personnages sont très forts, mais ils ne seraient rien s’il n’étaient ainsi portés par des acteurs de grande classe et une réalisation captivante.
À son habitude, Soderbergh n’en rajoute pas systématiquement, mais n’hésite pas non plus à montrer franchement son sujet ; mieux vaut avoir l’estomac bien attaché pour ne pas trop craindre de voir de près un cas grave de placenta prævia. Entre crises de manque et poussées de paranoïa, c’est aussi sans doute un meilleur clip anti-cocaïne que tout ce que le ministère de la Santé propose.
Mais c’est prenant, fascinant et franchement réussi, et il est difficile de décrocher avant la fin du dixième épisode — dont le dernier cut a le bon goût de tomber parfaitement.
¹ Comme pour True detective, j’ajoute le nom du réalisateur : Soderbergh a filmé l’intégralité de la saison 1 et le moins qu’on puisse dire est qu’il a bien marqué la série de son empreinte.