Senna
|de Asif Kapadia, 2010, ****
Quel est le disque préféré d’Ayrton Senna ?
The Wall des Pink Floyd (sélectionner le texte pour lire)
Cette innocente devinette vous ayant détendus, passons au film.
On connaît à peu près tous l’histoire d’Ayrton Senna da Silva, jeune pilote de grand talent devenu triple champion du monde de Formule 1, meilleur ennemi d’Alain Prost qui accéda au statut de héros intouchable en se plantant dans un mur à la sortie de la courbe de Tamburello.
Si vous lisez ces lignes régulièrement, vous savez que je ne pouvais décemment pas rater un documentaire sur Senna. Et puisque Asif Kapadia a décidé d’en faire un, ben j’ai profité de l’unique cinéma parisien qui le projette (il ne passe que dans deux salles en France et une à Monaco…) pour y jeter un œil.
Senna est constitué pour l’essentiel d’images d’archives de l’époque. Le geek ne peut s’empêcher de noter l’évolution spectaculaire des technologies : Senna a couru en Formule 1 de 84 à 94, période qui a vu naître les caméras de télévision embarquées, devenues chaque année à la fois plus petites et meilleures. Les premières images du film sont donc granuleuses, bruitées, souffrant d’une dynamique déplorable et de hachures brutales — chaque vibration un peu forte faisait, à l’époque, décrocher l’émission —, tandis que les dernières sont équilibrées et détaillées, sans jamais être de vrais plans de cinéma bien entendu.
Les spectateurs un peu moins geeks apprécieront l’effort pour sortir des images déjà vues. Ce documentaire à la gloire de feu Ayrton ne se contente en effet pas de reprendre les transmissions télévisées de l’époque, mais a fait l’objet d’une recherche de sources inédites assez réussie ; il permet ainsi de montrer en détails l’un des premiers faits d’armes de Senna — sa remontée fantastique à Monaco, en 84, sur une Toleman reconnue comme assez merdique mais profitant de conditions atmosphériques délicates, dont finalement assez peu d’images avaient vraiment circulé.
Cette introduction au génie (disons-le comme ça) est également l’occasion de présenter son éternel adversaire, un pilote français encore jeune nommé Alain Prost — alors occupé à pousser Niki Lauda à la retraite. Curieusement, Prost, couramment présenté comme un grand Satan par les fans de Senna, est ici plus un pilote habile en politique et prompt à jouer sa carte qu’un véritable méchant ; le rôle du salaud est en fait endossé par Jean-Marie Balestre, président de la FIA qui prit une belle série de décisions controversées et assez souvent contraires au petit Brésilien. Dans la relation Senna-Prost, on voit finalement plutôt deux jeunes hommes décidés, hargneux, dominants et concurrents pour le statut Alpha, qu’un véritable gentil et un authentique méchant.
Senna prend également le temps de s’attarder, sans réellement prendre position, sur les deux plus belles polémiques de l’époque : les accrochages entre Senna et Prost. Là encore, des images rarement présentées permettent de mieux voir l’enchaînement des faits, en particulier en 89 où, en gros, Senna tente un dépassement digne d’un kamikaze et Prost braque délibérément tôt. Sous cet angle, leur commun accord pour se mettre au tas apparaît assez clair, et cela soutient le rôle de méchant accordé à Balestre qui est in fine celui qui a désigné le premier comme responsable unique de l’accident.
Au passage, mon petit regret sur cette histoire sera l’impasse commise par le réalisateur sur le tour en caméra embarquée réalisé à Imola en 94 pour TF1, qui venait d’embaucher Prost comme commentateur sportif. Les pilotes se collaient à tour de rôle à l’exercice du tour commenté et le hasard avait ce jour-là désigné Senna, qui avait commencé par « First, a special “hello” to my dear friend Alain, we miss you Alain ». Ça aurait à mon humble avis assez bien complété les nombreux passages les montrant ensemble, ennemis unis dans une relation assez tordue, aussi admirative que méprisante…
Finalement, le film est donc assez honnête et, malgré la volonté évidente de montrer Senna comme un grand homme, sympathique et généreux, en plus d’un grand pilote, il ne passe pas sous silence le côté parfois buté et colérique de son héros, sorte d’enfant gâté convaincu d’avoir le soutien personnel de Dieu et de tout mériter. Il est aussi assez bien réalisé, se concentrant sur les images et repoussant la plupart des témoignages au rang de voix-off — on échappe ainsi aux sempiternels plans statiques sur les visages de Viviane Senna se rappelant son frère ou de Ron Dennis parlant de son pilote.
Il y a enfin un truc assez déstabilisant, et donc assez réussi, dans le traitement du week-end d’Imola 94. L’envol de Barrichello et le crash de Ratzenberger sont détaillés, associés aux images de Donnelly gisant dans son siège au milieu du circuit de Jerez en 90. Et l’accident de Senna passe, derrière, pour presque doux, le premier plan suivant la panne de caméra embarquée étant un angle que je ne connaissais pas, pris par l’hélicoptère de la télévision quelques secondes après l’impact. Là, bien en évidence, le flanc droit de la Williams, quasi-indemne malgré l’écrasement contre le mur ; et le réalisateur insiste sur ce fait bien connu que Senna n’est pas mort d’un crash finalement assez banal, mais d’un énorme coup de pas de bol, un bras de suspension ayant traversé la visière de son casque — « if this element had gone six inches upper or six inches lower, he would have safely walked back to the stands ». Et cette insistance finale sur la notion de hasard forme un écho étrange à la foi inébranlable de Senna, qui mettait Dieu à toutes les sauces du matin au soir, et aux propos quasi-mystiques de Sid Watkins parlant de sa dernière conversation avec Ayrton.
Au final, Senna est donc un documentaire à voir absolument pour les amateurs de sport auto et peut-être assez bien fichu pour ne pas trop ennuyer les gens normaux, qui propose une approche glorieuse mais finalement pas dithyrambique de son héros.