Moi, Michel G., milliardaire, maître du monde
|de Stéphane Kazandjian, 2010, ****
Souvenez-vous… C’était il n’y a pas si longtemps… Il y avait un type que l’on surnommait le maître du monde, un nabot rondouillard avec une tête de tueur gentil, toujours poli, qui voulait racheter la planète avec son entreprise de vente de flotte… Souvenez-vous, c’était hier, il y avait ce petit excité qui licenciait la moitié d’un groupe automobile nippon, pour accroître les bénéfices et devenir l’incontournable remplaçant du faux docteur de l’ex-Régie… Souvenez-vous, c’est en ce moment même, un ex-barbu devenu chauve qui vous vend des téléphones révolutionnaires qu’il ne fabrique pas et se met en scène jour après jour…
Michel Ganiant, c’est ça. La nouvelle école économique néo-libérale, celle qui a bien compris qu’une usine, c’est avant tout des coûts. Que si vraiment on est obligé de produire quelque chose, autant sous-traiter l’activité à quelqu’un qui évolue dans une législation favorable, mais que la solution idéale, c’est vraiment de fourguer du vent et de vivre de croissance externe — autrement dit : je ne fais rien, je ne crée rien, mais j’achète et je vends des entreprises. Le patron arriviste, convaincu de son invincibilité et de son bon droit, convaincu aussi d’être plus malin que tout le monde, et qui veut que tout le monde le regarde et l’admire. Et qui, donc, invite un documentariste à le suivre au quotidien, pendant qu’il va abattre une vieille baderne de l’ancienne école capitaliste, vous savez, celle qui fait de l’industrie de père en fils dans une simili-noblesse post-victorienne s’enorgueillissant de faire vivre des milliers de salariés.
Ils sont donc trois. Michel Ganiant, alias Jean-Marie Messier, Steve Jobs ou Carlos Ghosn, l’homme qui a plus de flair que de scrupules et a fini par se construire tout seul grâce aux autres. Jérôme Prévost, alias Arnaud Lagardère, Serge Dassaut ou Édouard Michelin, l’héritier qui se flatte d’élégance, de modestie et d’humanité. Et au milieu, Joseph Klein, alias Michael Moore, documentariste gauchisant à la limite du cynisme, fasciné par cet univers d’apparences où le moindre pourboire dépasse le prix de son appartement.
Le film est donc construit comme un pseudo-documentaire, évidemment écrit, préparé et même presque chorégraphié. L’intérêt est multiple, d’abord pour permettre de prendre du recul vis-à-vis de ses personnages — chose difficile dans un film plus classique comme Wall Street, l’argent ne dort jamais —, ensuite pour autoriser l’intégration d’inter-titres et de petits bouts d’explications animées vulgarisant brièvement les notions de blanchiment d’argent, de prise de contrôle d’entreprises ou d’évasion fiscale.
Il ne démonte pas réellement Ganiant, plus proche d’un enfant gâté inconscient que d’une véritable pourriture, mais ne lui fait pas de cadeau non plus, dans un parcours évidemment inspiré de celui de Messier, mais aussi un peu de Tapie — on sent également la fascination du scénariste pour la capacité de ces êtres à toujours retomber sur leurs pattes. Il n’applaudit pas non plus, ni ne condamne vraiment, Prévost, patron d’industrie plus classique qui est à Ganiant ce que le dinosaure est au crocodile : un cousin éloigné, pas tout à fait basé sur les mêmes valeurs (vous savez, la vieille différence entre gaullisme et libéralisme), mais pas vraiment moins dangereux…
À ne ni condamner, ni encenser, le film prend un risque : celui de ne pas accrocher. Il y parvient pourtant, en prenant partie non contre tel personnage, mais contre le système qui leur permet d’exister et l’univers dans lequel ils évoluent.
Et il s’offre au passage une petite réflexion pas dénuée de coups de griffes sur le « documentaire à charge », Klein étant de toute évidence une sorte de Michael Moore (à cent kilos près bien sûr) : le réalisateur qui aime piquer, titiller, provoquer, qui aime également se mettre en scène à la fois devant la caméra et derrière, en commentant en voix off l’action filmée, et qui finalement n’a pas forcément beaucoup plus d’éthique que le « méchant officiel » qu’il filme même s’il se drape dans un châle d’incorruptibilité à la première occasion. Il reprend d’ailleurs symboliquement les musiques d’ouverture et de clôture de Bowling for Columbine : What a wonderful world, versions Armstrong et Ramone.
Dans l’ensemble, ça n’est pas un grand film de cinéma, au sens où si le montage est vraiment réussi, la photo est plus proche du 20 heures de TF1 que des films d’Eastwood, le scénario est finalement plutôt léger et orienté, et la réalisation est typique du docu caméra à l’épaule.
Mais c’est un film à voir. Déjà parce qu’on rit, parfois de bon cœur, souvent plus jaune avec une remontée acide dans l’arrière-bouche. Aussi parce que c’est une bonne vulgarisation de la finance, distrayante et pas trop approximative — n’importe qui ayant fait un peu d’éco à la fac en sait autant, mais beaucoup n’ont précisément jamais fait d’éco à la fac. Tout autant pour les mille clins d’yeux dispersés çà et là, accrochant notamment Arielle Dombasle, les journalistes travaillant pour les grands entrepreneurs ou les faux amis qui peuvent traîner autour des puissants.
Bref, parce que c’est à la fois très intéressant et fort distrayant.