Californication
|de Tom Kapinos, depuis 2007, **** tirant sur le joyau absolu
Commençons par un truc léger pour accompagner la lecture. Je sais, elle parle pas de musique, mais ça colle d’autant mieux à la série… ^^
Hank a un problème. Oh non, ce n’est pas que, comme tout bon écrivain tué par un opus à succès — God hates us all — suivi d’une adaptation foireuse au cinéma — Crazy little thing called love —, il n’arrive plus à écrire une ligne. Ce n’est pas non plus que sa femme s’est barrée, emportant au passage sa fille, pour un type aussi riche, mais rangé, stable, fiable. Ce n’est pas non plus le phare manquant à sa Porsche 911 — cabriolet type 964, pas ces saloperies de 993 qui lui ont succédé —, son égocentrisme arrogant ou son goût immodéré pour n’importe quel alcool fort. Ce n’est même pas son nom de famille, Moody¹, qui résume pourtant si bien le personnage.
Non, le problème de Hank, c’est qu’il aime les femmes. Toutes. Son ex bien sûr, mais aussi la fille du nouvel étalon de celle-ci, les filles de passage qu’il croise dans des bars ou des librairies, la femme du réalisateur de cette merde de Crazy little thing called love², une avocate de passage… Il les aime une minute ou une vie, les séduit par réflexe, couche avec elles — ou pas, mais c’est plus rare — et tente de se raccrocher aux branches lorsque l’une d’elles lui fait sentir que ce comportement est celui d’un gros connard. En particulier s’il s’agit de Karen, la femme de sa vie, mère de sa fille, qu’il n’a jamais épousée par pure lâcheté et qu’il essaie d’oublier dans n’importe quels bras, en essayant également d’ignorer qu’elle a bien raison de le traiter comme un enfant capricieux.
Hank se hait, parce qu’elle le vaut bien.
Bon, y’a plein de liens en haut de cette page qui vous expliqueront pourquoi le concept de l’auteur foireux qui a du mal à s’assumer me parle particulièrement : c’est sans doute la même raison qui fait que Wonder boys reste dans mon top films malgré des qualités « objectives » mesurées.
Mais là ne s’arrête pas le charme de Californication : la série ne se contente pas de suivre Hank dans ses pérégrinations sexuelles, dépressives et alcooliques, en plaçant opportunément une paire de seins ou un fessier rebondi çà et là. Elle le confronte directement à ses démons, en premier lieu à sa femme et à sa fille, qui sont là pour lui rappeler que bordel, même s’il est plus simple et souvent plus confortable de s’oublier entre une paire de cuisses de passage ou de se soulager en chiant littéralement sur la voiture du connard qui saute la femme qu’on aime, nos actes ont (parfois) des conséquences.
Californication est sans doute ce qu’on a pu voir de plus déglingué dans la production télévisuelle de ces cinquante dernières années. Sex, drugs and rock’n’roll sont omniprésents, les personnages suivant leurs pulsions au fil de vies construites quotidiennement sans trop penser au futur ; mais Californication montre aussi le réveil du lendemain, avec la gueule de bois et la petite poussée de honte d’ouvrir les yeux dans un lit inconnu, et l’angoisse de découvrir la vraie tête de la princesse rencontrée la veille, sans l’effet « grâce à l’alcool tout le monde est beau ». Hank, mais aussi son agent, sa femme, ses maîtresses, ses amis, parfois même sa fille sont confrontés à l’après, au moment louche où l’on atterrit brutalement les deux pieds sur terre en se demandant comment on en est arrivé là — à claquer son dernier sou dans un pot de coke, à baiser une actrice à peine majeure devant interpréter la fille qu’on a baisée trois ans plus tôt, à vivre avec une agent immobilière qui devait n’être qu’un numéro dans une liste, à tirer au fusil à pompe dans un appartement, à planter une Porsche sur une fontaine, à se noyer dans une piscine de vingt centimètres de profondeur, à se faire piquer son roman par une gamine effrontée, à mourir bêtement d’une crise cardiaque le jour où l’on devait revoir son amour de jeunesse…
Nous sommes tous des enfants, surtout les mâles : c’est un peu la constante de Californication. Nous sommes immortels, fonçons sans chercher à comprendre, suivons nos instincts les plus stupides, et sommes incapables de réguler durablement nos vies et de cesser de nous détruire. Et au passage, nous foutons aussi en l’air notre entourage. Ceci, jusqu’au jour où nous découvrons brutalement, par l’exercice pratique, que nous ne sommes pas immortels.
Mais Californication n’est pas qu’une série rock’n’roll. C’est aussi une série d’histoires d’amour, dures, souvent insupportables, merdiques au possible, bref, réalistes. C’est une vraie œuvre romantique, d’un romantisme désuet, du romantisme que Kurt Cobain a poussé à son terme — son ombre plane d’ailleurs sur l’ensemble de la saison 2, qui est peut-être la meilleure de la série et justifie le happy end abusif de la saison 1. Hank perd l’écriture lorsque sa femme part, d’autres comme Lew Ashby puisent l’inspiration dans ce manque, mais finalement tout ce que font ces artistes paumés qui passent la moitié de leur vie à essayer d’oublier l’autre moitié est dédié à ces êtres étranges qui ont une capacité surnaturelle à leur pourrir la vie ou à les faire planer, qui les ont accrochés un jour et dont ils ne se libéreront jamais.
La série ne serait également pas la même sans Becca, fille adolescente de Hank et Karen, qui n’a jamais vécu que des SNAFU³ et s’oriente vers le grunge-rock sataniste vu que ses parents ont passé quinze ans à lui montrer que la vie ne vaut rien. Qui, lorsque ceux-ci se donnent une deuxième chance, savoure les quelques mois de bonheur qui suivent (début de la saison 2) tout en répétant occasionnellement que « y’en a forcément un qui finira par foirer », et qui lorsque Karen re-fout Hank à la porte n’a rien d’autre à dire que « c’est pas grave, t’as essayé » — avec un côté « c’était prévu » dans l’intonation, pour lequel il faut souligner l’excellente interprétation de Madeleine Martin.
Californication n’est cependant pas exempte de faiblesses. D’abord, on ne peut pas exclure une certaine répétition, certes réaliste (qui n’a jamais refait exactement la même connerie à quelques mois d’intervalle ?), mais parfois lassante. Ensuite, certains acteurs n’ont pas de saveur particulière, notamment la grande blonde fadasse qui joue Karen (dommage, pour un personnage qui est la motivation principale du « héros »). En-dehors de quelques fulgurances, montage et réalisation n’ont rien de vraiment remarquable et certains rebondissements sont un peu téléphonés. Et puis, malgré certaines tentatives réalistes, il y a des éléments trop exagérés, trop éloignés des réalités terrestres, comme le passage d’une actrice porno dont je cherche encore l’utilité.
Heureusement, d’autres acteurs portent réellement la série. Outre Madeleine Martin, on trouve un David Duchovny méconnaissable, usé, ombrageux, dépressif et radicalement différent du rôle qui l’a fait connaître⁴, une Madeline Zima parfaite en jolie fleur dans une vraie peau de vache, un Callum Rennie irréprochablement déjanté…
Et dans l’ensemble, malgré quelques faiblesses, Californication est une série des plus jouissives et des plus déprimantes, dont l’ambivalence est une force fondamentale et qui reste un truc un peu unique dans le paysage télévisé actuel.
Mise à jour une fois la série finie : je vais être très clair, Californication est une série complète en quatre saisons, qui se boucle comme elle a commencé — you can’t always get what you want. Si la cinquième saison avait un enjeu intéressant, la confrontation entre Hank et ses clones, la sixième était franchement décousue et la septième est un puits sans fond. Je n’ai guère de doute sur le fait que ces dernières années aient été ajoutées pour surfer sur le succès de la série et que les scénaristes aient été un peu perdus à l’heure d’inventer des raisons de continuer. Dommage, mais que cela n’empêche pas de regarder les quatre ou cinq premières saisons avec attention.
¹ Moody désigne une humeur maussade et instable.
² Rien à voir avec un des bijoux de Queen, rassurez-vous.
³ Acronyme de « situation normal : all fucked up » (situation normale : totalement merdique).
⁴ C’est pas vraiment une surprise pour les fans inconditionnels d’Aux frontières du réel, ceci dit, puisqu’il y avait un épisode assez fendard où un métamorphe se faisait le visage de Mulder et se faisait passer pour lui, arrivant presque à sauter Scully au passage, dans lequel Duchovny montrait un jeu radicalement différent et beaucoup plus évolué que celui qu’il avait d’habitude.