Lucifer
|de Tom Kapinos, depuis 2015, **** (saison 1)/*** (2 et 3)
Chloe Decker est une lieutenante de police de Los Angeles. Intervenant sur le meurtre d’une actrice, elle tombe sur Lucifer Morningstar, gérant de boîte de nuit, qui s’immisce dans l’investigation mais s’avère finalement utile — il a un truc pour faire dire la vérité aux gens. Lucifer prend goût à cette activité (et à cette lieutenante qui résiste à son charme) et finit par s’incruster dans les enquêtes suivantes.
Voilà, c’est une série policière très, très, très classique, reposant à la fois sur l’éternel duo emmerdeur/emmerdée, sur une vague attirance réciproque et sur la présence dans les enquêtes d’un électron libre qui ne connaît rien à la police mais amène des pistes inattendues. Si, à ce stade, vous vous dites que ça ressemble sacrément à Castle, je ne pourrai pas vous contredire. D’ailleurs, le schéma est très systématique (un meurtre — une enquête — Lucifer inconvenant — Chloe élaguant les pistes — Lucifer faisant avouer — Chloe suivant la nouvelle piste — dénouement à deux), les ressorts sont répétitifs et deviennent vite prévisibles, les acteurs ont parfois tendance à cabotiner exagérément, la réalisation n’offre pas d’éclat particulier… Bref, une série policière très, très ordinaire.
Mais l’originalité, c’est la patte de Neil Gaiman. Il a créé le personnage de Lucifer pour sa bande dessinée Sandman ; et bien que la série télé soit très différente des comics, on retrouve avec plaisir le côté iconoclaste et joyeusement immoral des œuvres gaimaniennes. Lucifer remet ainsi régulièrement en question les fondamentaux du christianisme : le démon ne veut plus que les humains se servent de lui comme excuse (il ne les inspire pas, son boulot est de les punir), Dieu est un autocrate qui ne dit jamais clairement ce qu’il veut mais punit ceux qui n’accomplissent pas Sa volonté, Déesse a été envoyée en enfer suite à un différend avec son ex-mari… Oh, et bien sûr, Lucifer a claqué la porte des enfers et s’est logiquement installé à Los Angeles, ville du péché et des bikinis, où il peut s’adonner tranquillement à toutes les drogues et à toutes les pulsions — le débarquement de divinités dans un environnement naturel est un motif récurrent des gaimaneries.
Outre le christianisme, le libre arbitre et son opposition au projet divin sont au cœur du sujet : Lucifer est-il vraiment libre alors que même sa rébellion a été prévue par Papa ? Peut-on renoncer à sa propre divinité ? Sa relation à la Mulder et Scully est-elle réelle alors que la rencontre a été programmée par l’ange Amenadiel ? Mazikeen peut-elle faire ce qu’elle veut vu qu’elle n’a pas d’âme, donc pas de comptes à rendre, et qu’il n’est pas sûr que sa présence sur Terre fasse partie du plan ? Si Dieu existe, choisit-on qui on est, qui on devient, qui on aime, ce qu’on ressent même ? Oh, et Dieu est-il le bienveillant créateur de toute vie sur Terre, ou le sadique destructeur de Sodome et Gomorrhe ?
Rassurez-vous, ces questions ne sont qu’un fil rouge dispersé çà et là, au fil des rencontres avec les personnages bibliques et des références (anti-)religieuses. Le cœur de la série, comme je le disais plus haut, est une suite d’intrigues policières enlevées et généralement comiques, intégrant elles-mêmes parfois des arcs narratifs sur plusieurs épisodes — comme la corruption de l’ex de Chloe ou les origines de la légiste.
À l’habitude de Kapinos, on peut mélanger sans vergogne le gag le plus basique et la référence intellectuelle la plus obscure, passer de l’élégance britannique la plus stricte à la sexualité la plus débridée, sauter du classique au metal avant de finir sur un standard de jazz, placer à l’épisode 3 un petit détail discret qui renvoie directement à un truc important de l’épisode 26… ou réutiliser sans fin les mêmes chassés-croisés où « la femme » est à la fois la motivation, la kryptonite, la protection, l’amour et la folie.
La première saison tourne particulièrement bien, avec un équilibre très réussi entre présentation des différents personnages, humour léger, humour noir, tragédie sans gravité, rebondissements et surprises. On y trouve tout de même un défaut de casting étonnant : la fille de Chloe-les-yeux-bleus et de Dan-les-yeux-bleus a les yeux marron. Genre vraiment marron. Limite noirs. Alors certes, la génétique de Chloe est pas claire, mais à un moment ou à un autre, il va falloir aborder le sujet — c’est d’autant plus étrange que Lucifer lui demande dans la première saison si elle a été adoptée, sans que ça soit jamais repris par la suite.
Les saisons suivantes sont moins réussies. Ce n’est sans doute pas un hasard : Lucifer fait partie de ces séries dont la production a modifié le nombre d’épisodes en cours de tournage. Si les fils rouges sont plutôt plus originaux et mieux traités que dans la saison 1 (et apportent des questions supplémentaires intéressantes sur la Création, la morale, l’immortalité et toute cette sorte de choses), le rythme global est moins maîtrisé, avec des lenteurs parfois malvenues et des épisodes qui semblent être là pour rallonger un peu la sauce. Accessoirement, Tricia Helfer confirme ce dont on se doutait déjà un peu : elle a besoin d’un vrai directeur d’acteurs pour donner quelque chose — son interprétation inégale est un vrai frein à l’introduction de son personnage, même si elle s’améliore après quelques épisodes.
Cela nous mène à la clôture de la troisième saison, avec deux épisodes hors-série dont un où Dieu présente un univers parallèle, jouant avec ce qu’on sait de l’histoire. Il faut bien sûr connaître les trois saisons pour saisir le sel de ce one-shot, mais il apporte une perspective amusante, originale et bien faite à l’ensemble, tout en creusant un poil plus les questions de destinée et d’effet papillon déjà vues çà et là.
Netflix ayant repris la série et choisi de la ramener à dix épisodes, espérons donc que la quatrième saison reprendra le meilleur des deux mondes : les approfondissements thématiques des deux dernières et le rythme de la première. Ça pourrait alors donner quelque chose de très, très bon — ce qui n’est pas si courant pour une série policière très, très ordinaire.