Dunkerque
|de Christopher Nolan, 2017, *
En préambule, faisons ensemble, si vous le voulez bien, un petit exercice d’imagination. Vous avez vingt ans et vous êtes un soldat britannique. Alors que vous marchez paisiblement dans la rue d’une ville étrangère cernée par les Boches (tout un chacun marcherait paisiblement dans cette situation, n’est-ce pas ?), vous vous faites soudain tirer dessus à la mitrailleuse. Que faites-vous ?
« Je cours en zigzag et je change de direction au premier carrefour », d’accord, le cancre au milieu. « Je pète les carreaux de la fenêtre la plus proche et je plonge dans la maison », très bonne réponse, bravo le petit du premier rang. « Je soulève une plaque d’égout et je me colle derrière », okay le cancre du fond, mais espère que personne n’a un Panzerbüchse qui traîne.
Ah tiens, personne n’a dit « je repère le seul portail en bois pile dans l’axe de tir des Chleuhs et j’essaie de l’escalader en sachant qu’il va même pas ralentir les balles ». Je suis très très surpris. Je suis surpris parce que c’est exactement l’option que choisissent Schtroumpf briton, premier héros du film, et ses camarades. Ainsi, ils peuvent rester vingt secondes dans la ligne de mire, et si Schtroumpf briton s’en tire, c’est sans doute parce que c’est difficile de viser quand on est pris d’un fou rire — surtout que les gars de la Wermacht, en 40, ils ont pas l’habitude de s’esclaffer.
Puisqu’il ne reste que lui, suivons Schtroumpf briton un moment. Il court, croise des Français, arrive sur la plage, contourne rapidement une dune et…
Ah d’accord, ça explique tout : il ne courait pas parce qu’on lui tirait dessus (ça m’étonnait aussi, les soldats britanniques sont réputés pour n’avoir point peur des balles), mais parce qu’il avait chopé la tourista à force de bouffer les fromages du Nord. L’honneur est sauf.
Voilà, je suis dans la salle, Dunkerque a commencé depuis quatre minutes, et je suis déjà estomaqué. Pendant que Schtroumpf briton rencontre Schtroumpf muet, occupé à détrousser un cadavre dans les toilettes, pardon, je voulais dire, derrière la dune, je repense à ces critiques cinéma qui louent le « soucis d’authenticité : navires de l’époque, disposition géométrique des soldats… » (Le Figaro), saluent la « reconstitution magistrale » (Le Dauphiné libéré) pour un « film de guerre ultime » (Le Parisien), expliquent que « Nolan nous plonge dans le cauchemar de la guerre » (à voir‑à lire)…
Et je me surprends à avoir une pensée que j’imaginais ne jamais concevoir : « il leur faudrait une bonne guerre ». Parce que, s’ils avaient mis les pieds sur un front, s’ils avaient entendu une balle siffler ailleurs qu’à la foire du Trône, s’ils avaient eu l’amorce d’un commencement de formation militaire, s’ils avaient même juste ouvert la page Wikipédia de l’opération Dynamo, les critiques auraient commencé par voir dans cette traversée de Dunkerque une grosse parodie roublarde n’ayant qu’un très lointain rapport avec les bons films de guerre — sans même parler d’une reconstitution un tant soit peu fidèle de la guerre elle-même.
Passons de l’autre côté de la Manche, où Grand Schtroumpf est tranquillement occupé sur son bateau, avec Petit Schtroumpf et Schtroumpf benêt. (Alors, faut être honnête, les personnages ont des noms, hein. Mais la plupart sont interchangeables et ils sont tellement importants que je les ai tous oubliés. Il faudrait que je regarde le trombinoscope du casting pour avoir une chance de m’en souvenir, mais j’ai peur que ça me rappelle le film. Du coup, si ça vous dérange pas, je vais reprendre la recette de Peyo pour ne pas avoir à retenir plein de noms de personnages identiques, c’est un vieux truc mais qui reste indémodable.)
Sur les côtes anglaises donc, l’armée vient réquisitionner les bateaux, mais Grand Schtroumpf décide d’aller secourir Dunkerque là comme ça hop, pas besoin d’attendre ces planqués de la Marine. Bon, bien sûr, si un ou deux militaires étaient à bord, ça permettrait peut-être d’organiser les opérations, et si un d’entre eux avait une 7,7 mm à poser sur affût, ça pourrait servir au cas où les Allemands auraient des avions. Et puis naviguer avec d’autres navires dont une paire de vedettes bien armées offrirait une meilleure sécurité pour tout le monde. Mais il est comme ça, Grand Schtroumpf : il fonce. Après tout, il était dans la Meuse en 17 avec son pote Charlie, il en a vu d’autres. En route, le bateau se fait doubler par un trio de Spitfire, le meilleur avion de l’histoire de l’aviation, que Grand Schtroumpf reconnaît à l’oreille parce que c’est des Rolls-Royce Merlin, le meilleur moteur de l’histoire de l’aviation.
QUOI ?
Pardon, désolé, messieurs-dames, clients de l’UGC Paris 19, je voulais pas vous réveiller, ça m’a échappé.
On est en quelle année, là ?
40 ?
Okay. Donc avant la bataille d’Angleterre, si je comprends bien ? Ah oui, forcément, Dynamo, c’est en pleine bataille de France.
Alors, un des ingrédients essentiels de la bataille d’Angleterre, c’était encore le Hurricane. Du coup, j’imagine que pour couvrir l’évacuation de Dunkerque, il a dû y en avoir quelques-uns aussi, non ? Ah oui, plein ?
Et il avait quoi, comme moteur, le Hurricane, déjà ?
Nolan a fait voler des Spitfire et un Buchón pendant plusieurs jours. Donc, tous les avions du film avaient le même moteur — ce qui pose d’ailleurs un petit problème esthétique, rien ne ressemblant moins à un Bf 109 à moteur Daimler qu’un Buchón à moteur Rolls-Royce. Et aucun des propriétaires de ces Merlin n’avait une seconde pour jeter un œil au script ?
Passons. Donc, dans le film, il n’y a que des Spitfire côté allié, ça explique qu’on les reconnaisse à l’oreille : un avion qui vient d’Angleterre et qui va vers le sud-est, c’est forcément un Spitfire. Admettons.
Faisons donc la connaissance de Schtroumpf hardi et de son pote, Schtroumpf ailier (ils avaient un Schtroumpf leader, mais il s’est fait descendre dans les deux premières minutes). Schtroumpf hardi, comme son nom l’indique, est toujours prêt à en découdre, c’est pour ça qu’il vole à 500 ft, tout en disant de se méfier de ces salauds de Boches qui grimpent plus haut pour rester dans le soleil. C’est quand même ballot, si seulement Supermarine et Rolls-Royce avaient fait un chasseur capable de monter aussi bien que ceux de Messerschmitt et Daimler…
Bon, comme je l’ai dit, le « Messerschmitt » est un Hispano de la fin des années 40, qui monte beaucoup mieux que les Spit de la bataille de France. Ça doit être pour ça.
Du coup, après avoir abattu un Allemand (en attendant qu’il soit bien cadré dans le collimateur pour tirer, parce qu’en anticipant un peu c’est trop facile), Schtroumpf hardi se fait coiffer par un autre dont le tir, d’une extrême précision, touche exactement sa jauge d’essence. Comme il n’est pas du genre à se laisser impressionner par une jauge, Schtroumpf hardi demande à Schtroumpf ailier ce qu’il lui reste et se base là-dessus. Alors là, d’une : vu qu’ils n’affrontent pas les mêmes adversaires, ne suivent pas les mêmes trajectoires, ne volent pas aile dans aile en permanence, les deux Spit passent des périodes différentes à la puissance maximale continue, à pleine puissance de combat ou à puissance de croisière, et la consommation d’un régime à l’autre varie grosso modo du simple au triple. Il n’y a donc aucune chance qu’ils aient les mêmes réserves tout au long du vol. Surtout que Schtroumpf hardi est quand même pas mal plus belliqueux que Schtroumpf ailier, donc il doit logiquement pomper plus.
Et de deux : en mai 40, la base de Spitfire la plus proche de Dunkerque, c’est Biggin Hill ou Hornchurch. En croisière économique, un Spit Mk I met une bonne demi-heure pour rentrer, et à ce régime il consomme dans les 30 gallons à l’heure (hypothèse optimiste, les tableaux que j’ai trouvés ne prévoyant pas de croisière à l’altitude à laquelle Nolan filme). Il faut donc garder une vingtaine de gallons pour avoir le temps de rentrer. Quand Schtroumpf ailier, après quelques pirouettes, annonce qu’il lui reste même pas ça, Schtroumpf hardi, qui vient de passer une heure à noter consciencieusement la consommation de son copain sur son propre tableau de bord, décide d’un coup qu’il n’en a rien à foutre et qu’il va plutôt descendre du Heinkel et du Messerschmitt avant d’aller voir sur la plage de Zuydcoote s’il y a un aérodrome anglais.
Petit rappel : on est en 40. Le Spitfire est le chasseur le plus avancé et le plus cher de l’armée britannique. Tu décides que, plutôt que de le ramener changer la jauge et faire le plein, tu vas rester sur place jusqu’à la panne sèche pour maximiser tes chances de te faire prendre en livrant l’appareil à l’ennemi.
Ben heureusement qu’en faisant ça, tu devrais logiquement finir au chaud dans le stalag d’aviateurs de Frankfurt am Main. Parce que si tu rentres en Angleterre avant 1946, t’es fusillé pour trahison.
Je crois que là, je vous ai présenté tous les personnages qui comptent. Comme vous le voyez, tout est extrêmement cohérent et historique.
Il est donc temps de s’intéresser aux événements.
Ça commence avec des files de soldats qui attendent les pieds dans l’eau. Oui, y’a des photos de ça, c’est une des caractéristiques de l’évacuation de Dunkerque. Sauf que là, on est au début, quand on charge les gros bateaux depuis la jetée parce qu’ils peuvent pas s’approcher de la plage. Les coquilles de noix comme celles de Grand Schtroumpf ont pas encore été réquisitionnées. Du coup, les soldats n’ont aucune raison d’attendre les pieds dans l’eau.
Bon, c’est vrai aussi qu’ils peuvent pas tous tenir sur la jetée. Et puis, une seule jetée pour embarquer tout le monde, c’est pas pratique, c’est dommage qu’il n’y ait pas de port à Dunkerque.
Surtout que cette jetée, elle est mal barrée, puisqu’arrivent les terribles Junkers Ju 87, qui viennent la bombarder ainsi que le bateau qui y est arrimé.
Ça doit être mon esprit pinailleur, ou le fait que j’ai lu Les guerriers du passé quand j’étais petit, mais je trouve quand même bizarre qu’ils bombardent en pleine ressource, alors que justement, le Ju 87 avait un berceau mobile permettant d’éloigner la bombe ventrale pour qu’elle passe sous l’hélice, afin de tout larguer en plein piqué avec une précision optimale. En revenant quasiment en vol horizontal pour tirer, comme n’importe quel avion pas fait pour, ils ont forcément beaucoup moins de chances de toucher leurs cibles. En passant, il est également étrange que, en mer, on ne voie que des Heinkel He 111 : envoyer un bombardier classique, relativement peu précis, viser les bateaux, et réserver les bombardiers en piqué, capables de placer un projectile à trois mètres près, à une plage noire de monde où on peut tirer au hasard et être sûr de toucher quelqu’un, c’est la logique germanique, ça ne s’explique pas.
Mais surtout, la preuve que l’armée allemande est très, très, très stupide, c’est qu’elle n’a équipé aucun de ses avions d’attaque de mitrailleuses. Ç’aurait pourtant été bien pratique, si seulement les stukas avaient eu, je sais pas, une paire de 7,92 mm pour passer en rase-mottes en arrosant les soldats entassés sur la plage…
Ça doit être pour ça, d’ailleurs, qu’après la première attaque de Ju 87, la plage remplie de files de soldats attendant les pieds dans l’eau se vide d’un coup de tout individu — à part Schtroumpf briton, Schtroumpf muet et une poignée de copains. Avant l’assaut et le naufrage du premier bateau, y’a cinquante mille personnes sur un kilomètre de sable ; deux minutes plus tard, il n’en reste même plus une trace de pas.
Sérieusement, la scripte, elle s’était mise en grève ? Et au montage, personne s’en est aperçu ?
Donc, jusqu’ici, on a des personnages idiots qui prennent des décisions absurdes, des chasseurs réputés en altitude qui restent au ras de l’eau pour le plaisir de se faire coiffer, des bombardiers moyens utilisés sur des petites cibles et des bombardiers en piqué chargés des grosses, et un montage qui ne s’est même pas aperçu qu’il avait perdu 50 000 personnes entre deux plans.
Mais ça n’est pas tout. On ne peut pas passer sous silence le choix de Nolan de recourir à une narration achrone. Ce n’est certes pas la première fois : c’est un des grands spécialistes dans l’art de remonter le temps (Memento), de raconter en parallèle plusieurs échelles temporelles différentes (Inception) ou de projeter l’espace-temps différemment (Interstellar). Mais encore faut-il que cette construction ait une raison d’être : faire partager au spectateur l’amnésie du personnage, mettre en parallèle l’instantanéité du monde réel et la complexité des rêves, permettre de relier tous les événements à un finale à la 2001.
Ici, rien n’empêchait une narration chronologique, éventuellement saupoudrée d’une poignée de flash-back. Les allers et retours ne sont plus justifiés par la connexion d’éléments disparates ; au contraire, ils ne servent qu’à séparer des événements uniques pour les présenter plusieurs fois, de manière confuse. Cet éclatement temporel n’a aucune raison d’être, sinon la signature de l’auteur — et justifier dans la bande-son le tic-tac continuel d’une horloge envahissante.
Une autre signature de l’auteur, heureusement, c’est la photo. Hoyte Van Hoytema en est de nouveau chargé et fournit, à son habitude, une image parfaitement gérée, claire et lumineuse ou obscure et poisseuse selon les besoins du moment. Il fait beaucoup pour sauver ce qui, sans lui, ne serait que la branlette d’un type qui a vu les trente premières minutes de Il faut sauver le soldat Ryan et a dit : « Je peux faire mieux, donnez-moi une plage vide et quelques dizaines de millions de dollars et je vous l’étale sur deux heures. »
Reconnaissons tout de même des points positifs à ce Week-end à Zuydcoote sans histoire ni Histoire : non seulement il est débarrassé de toute romance artificielle, ce qui devient une qualité rare dans les films de guerre modernes, mais il reconnaît sans ambages que les Anglais ont délibérément laissé tomber les soldats français, qui eux ont résisté jusqu’au bout à l’avancée allemande.
Les choses à sauver de cet attentat historique qui fleure bon le Bergues sont donc bien rares. Mais bon, allez, donnons une étoile pour la photo et les acteurs.