Le bureau des légendes
|de Eric Rochant, 2015, ****
Une légende, c’est une fausse identité complète : naissance, éducation, travail, famille, tout un passé construit de A à Z et, surtout, vérifiable de A à Z — un service de renseignement peut appeler votre ancienne fac, fouiller votre appartement, pirater votre opérateur téléphonique, et ne rien trouver qui lui dise que vous n’existiez pas il y a un an. Une légende, c’est ce qui permet à un agent envoyé à l’étranger de se mêler totalement à la population, d’être parfaitement dans son rôle, sans que jamais personne ne puisse l’identifier ou trouver un lien pour faire pression sur lui. Une légende, c’est un truc qui doit devenir votre vérité, au point que vous ne la quitterez jamais, même bourré, même drogué, même battu, et même bourré, drogué et battu. Et le bureau des légendes, c’est l’antenne de la DGSE où l’on construit les légendes, d’où on pilote les agents clandestins sur le terrain, où on est prêt à faire en sorte que n’importe quel agent adverse tombe sur n’importe quel document qui lui confirmera que la légende qu’il vérifie est vraie.
Pour cette première saison, on suit trois intrigues croisées : le retour d’un ancien clandestin qui a passé six ans sous légende à Damas et doit se réadapter à sa vraie vie parisienne, le départ d’une étudiante fraîchement recrutée qui doit s’installer en Iran pour repérer d’éventuels futurs indics locaux, et la disparition d’un agent algérien qui s’est mis à débiter la vérité devant un commissariat après s’être pris une cuite. L’ensemble est très bien construit, assez bien écrit malgré quelques dialogues un poil littéraires, bien porté par une galerie d’acteurs efficaces (ceux qui n’aiment pas Kassovitz ne l’apprécieront pas plus, mais disons qu’il a un rôle pour lui…), et la réalisation ne laisse pas le temps de s’ennuyer.
Une des grandes qualités de la série tient aussi à une vraie volonté de réalisme : pas de grands assauts spectaculaires, pas d’interventions miraculeuses, mais du travail de l’ombre plein de doutes et d’espoirs, des formations sadiques, des réflexions tordues, des manipulations plus ou moins honteuses, des pressions amicales et des négociations interminables : Le bureau des légendes, c’est exactement le contraire de James Bond. On n’échappe pas à quelques scènes douteuses, comme la surveillance en temps réel de milliers de téléphones portables dans un pays étranger ou la triangulation au mètre près de n’importe quel mobile même en environnement urbain ; cependant, dans l’ensemble, la volonté de ne pas faire n’importe quoi est manifeste. C’est d’ailleurs la première fois que, en regardant une histoire d’espionnage, je me surprends à me demander sérieusement qui, parmi les gens que je connais, pourrait faire un bon espion¹.
Certaines faiblesses narratives sont hélas évidentes, notamment l’obstination que met le personnage principal à prendre les mauvaises décisions, mais d’autres qualités compensent et malgré son inébranlable sérieux, la série profite de quelques pointes d’humour assez agréables. L’ensemble forme donc une série d’espionnage assez classique, solide, plutôt bien documentée, qui ne sort guère des canons du genre mais remplit totalement le contrat.
¹ Chère DGSE, j’ai la liste, n’hésite pas à demander. Par contre je ne garantis pas qu’ils ne soient pas déjà sous légende pour un autre compte.