Brothers
|chef-d’œuvre de Jim Sheridan, 2008
Quand on n’a pas trop le temps de fouiller au petit matin la liste des films, parce qu’une conférence passe par là, on regarde juste en diagonale le résumé des sorties de la semaine avec une attention particulière pour l’affiche, et on se prépare à voir un des trucs ratés les semaines précédentes au cas où. Mais arrivé devant le cinoche, à la bonne heure, on trouve Brothers, avec Gyllenhaal et Maguire, deux types à qui je fais plutôt confiance.
Y’a des jours comme ça où, finalement, on a vraiment du bol. Pas seulement parce que le troisième rôle est tenu par Natalie Portman et le quatrième par Sam Shepard.
J’ai pas envie de me prendre le chou à éviter les « spoilers », ces petites infos qui peuvent gâcher le plaisir de ceux que n’intéresse que la découverte, donc ne lisez la suite que si vous êtes capables d’apprécier un film génial dont vous connaissez l’essentiel.
Commençons par un bref retour sur l’histoire. Allociné la résume ainsi : « un soldat est envoyé au combat en Afghanistan. Il confie à son frère le soin de s’occuper de sa famille. », ce qui est un contre-sens total : Sam ne confie absolument rien à Tommy. Pour la bonne raison que Sam est un marine, un vrai, droit comme la Justice, qui fait la fierté de sa famille : études réussies, brillant quart-arrière de football malgré son gabarit râblé, il a repris l’héritage militaire paternel et revient d’un tour en Afghanistan. Il ne fait donc pas particulièrement confiance à son frère, qu’il va chercher à la porte de la prison où celui-ci a passé quelques années pour un motif non clairement indiqué — les indices laissent supposer un braquage avec agression d’une caissière.
Sam repart donc en Afghanistan pour un nouveau tour d’opérations. Sa femme, Grace, devra s’occuper seule de leurs filles, Izzy, qui du haut de ses neuf ans comprend très bien ce que risque son père et refuse de le voir repartir, et Maggie. Tommy, de son côté, cherche sa place dans une société dont il a été coupé trop longtemps, tente d’oublier que son père lui répète quotidiennement qu’il est le raté de la famille, se bourre la gueule… Équilibre, si l’on peut dire, qui est brutalement rompu quelque temps plus tard lorsque deux marines frappent à la porte de Grace et lui apprennent que le Black Hawk de Tom a été abattu.
Si l’introduction est touffue — mais pas languissante, un petit exploit à signaler —, c’est parce que le film lui-même est complexe. On s’en doute à ce stade, ce sera un film sur l’absence : comment la mère au foyer va gérer l’omniabsente image du feu mari, comment le cadet survivra à l’aîné, comment le père vivra la disparition du fils préféré… L’ombre de Sam plane constamment, et quelques clichés — dont celui de l’ex-cheerleader, mariée à l’ex-quarterback, à la vie parfaitement réglée et raisonnable — vont souffrir de cette confrontation à une réalité imprévue.
C’est également un film de vexations, et sur comment les petits soucis d’un moment deviennent les grands drames du lendemain — oui, Sam a promis d’être là pour l’anniversaire de sa fille, oui, le père refuse de laisser le volant à son fils… Car c’est aussi un film sur les relations entre père et fils cadet.
C’est également, et j’en remets une couche pour vous encourager à sauter les prochains paragraphes si vous craignez qu’on vous dévoile des éléments-clefs de l’intrigue, un film de survivance. Car le Black Hawk est tombé dans un lac, laissant deux survivants prisonniers des taliban. Et ce sont les convictions de Sam qui seront mises à rude épreuve, autant que ses espoirs et son besoin de vivre.
Ce sera donc, plus tard, un film sur le retour, la résurrection, et les problèmes qu’elle peut poser à ceux qui, bon an, mal an, s’étaient faits au désespoir. Car Tommy est devenu l’homme de la maison, non pour sa belle-sœur (l’ombre de Sam, tout ça), mais pour ses nièces, et le retour de leur père va bouleverser un équilibre d’autant plus fragile que l’aînée avait vécu sa mort comme une trahison. Oui, c’est aussi un film sur la trahison…
Et comme tout bon film sur le retour du soldat, il ne passera pas à côté de l’état psychologique déplorable de types à qui l’on a appris à tuer, à ne rien dire, à mourir au besoin, mais jamais à vivre.
Ça paraît énorme ? Ça l’est. On voit rarement des films complets, capables d’aborder en une fois autant de sujets différents et complémentaires. Le risque à vouloir trop en mettre, on le connaît bien : c’est d’en rendre l’ensemble indigeste, imbitable, bordélique et insupportable, le syndrome des Faux-monnayeurs si vous avez essayé de lire Gide, le sujet de la meilleure réplique que Katie Holmes ait jamais prononcée¹.
Il faut donc une solide dose d’intelligence pour arriver à faire tenir tout ça en sept quarts d’heure. Jim Sheridan réussit un boulot spectaculaire, obtenant une subtile alchimie entre rythme, dialogues et contenus. La construction non-linéaire, qui fait l’aller-et-retour entre États-Unis et Afghanistan, lui permet de glisser les différents éléments de son œuvre au fur et à mesure, sans tartine d’explications, et de tracer son tableau par petites touches, sans en avoir l’air. C’est la patte des très grands réalisateurs que de nous amener au bout d’un film sans avoir pensé une seule fois à leur travail, et Sheridan y parvient avec brio.
Il joue également énormément sur les regards, les mimiques, les intonations (soit dit en passant, j’ai peur d’entendre la version française, tant le posé des voix importe dans le jeu de certaines scènes). Et là, on peut saluer un casting de rêve. Natalie Portman, pour son premier rôle de mère de famille, est indéniablement le maillon faible de ce concert ; ceux qui savent en quelle estime je la tiens lorsqu’elle est bien dirigée (et croyez-moi, c’est le cas ici !) comprendront ce que ça veut dire sur les autres. Pour les autres, disons que Natalie est « seulement » impeccable, tandis que Jake, Tobey et Sam sont quelque part au-delà des limites de l’échelle de mesure de la perfection.
On ne manquera bien entendu pas de saluer en particulier la prestation de Tobey, qui est ordinairement génial et dépasse ici largement son standard habituel. Qu’il ait perdu dix kilos ou que les maquilleurs aient fait un boulot superbe, je l’ignore ; il est simplement parfait, terrifiant, perdu, dans le rôle d’un type qui rentre imprégné de guerre jusqu’à la moelle.
Ahurissante également est Bailee Madison, tour à tour espiègle, triste, révoltée, trahie, soulagée, effrayée, enthousiaste, déchirée… Faire jouer des enfants est souvent un défi, surtout lorsqu’il s’agit de leur faire rendre des émotions aussi complexes et variées, et au-delà de ses dons d’actrice il fait peu de doute que la perfection de son jeu est un hommage supplémentaire aux talents de directeur de Jim Sheridan.
À ce stade, je ne vois pas trop quoi ajouter, à part peut-être une remarque narquoise sur l’effet que ça peut faire de voire une nana d’1 m 60 descendre d’un Ford Expedition. Peut-être certains l’auront-ils compris à la vue des paragraphes qui précèdent : j’ai aimé. C’est complexe, génial, parfois superbe, parfois superbement minable, ça émeut tout en prenant aux tripes, c’est admirable de finesse et d’élégance. Voyez-le.
¹ « Even though your book is really beautiful, I mean, amazingly beautiful, it’s… it’s at times… it’s… very detailed. You know, with the genealogies of everyone’s horses, and the dental records, and so on. And… I could be wrong, but it sort of reads in places like you didn’t make any choices. At all. » Hannah Green in Wonder Boys.