Manifest

de Jeff Rake, 2018–2023, *** ‑1 par an

C’est l’his­toire d’un Boeing 737–200. Ou ‑400, on sait pas bien, y’a quelques plans où on voit bien le ventre plat des CFM56‑3 conçus spé­cia­le­ment pour cette ver­sion, mais sur la plu­part des séquences ce sont bien les cha­lu­meaux d’un ‑200 et quand Schtroumpf Papa a un plan de l’a­vion dans son garage, c’est mar­qué ‑200. Bref.

Nous sommes en 2013, et ce 737 dis­pa­raît dans une tem­pête entre la Jamaïque et New York. Jusque là, rien d’a­nor­mal. Sauf qu’il réap­pa­raît et se pose en 2018, avec ses quelque 190 occu­pants, pour qui il ne semble s’être rien pas­sé. Ils tentent donc de reprendre leur place, non­obs­tant le fait qu’il s’est écou­lé cinq ans et demi et que plein de gens ont refait leurs vies ou sont morts durant l’in­ter­valle. Et puis, la plu­part de ces « Passagers » se mettent à entendre des voix qui leur disent de faire ceci ou cela… et quand ils obéissent, ils retrouvent des gosses enle­vées, découvrent des indices sur leur dis­pa­ri­tion tem­po­raire, sauvent un mec sur le point de geler dans la neige, etc.

Cal et Olive dans Manifest
Quand un jumeau dis­pa­raît pen­dant cinq ans, ça peut don­ner un résul­tat ori­gi­nal… et sous-exploi­té. — pho­to Barbara Nitke pour NBC

La pre­mière sai­son tourne pas trop mal, avec quelques ten­sions autour de la réin­té­gra­tion des dis­pa­rus dans la vie de ceux qui étaient res­tés, les mys­té­rieux « appels » à suivre, plein d’en­quêtes poli­cières, les divers tarés para­noïaques qui voient dans les « pas­sa­gers » des sau­veurs ou des impos­teurs, les chaînes de télé qui capi­ta­lisent à fond sur ce mys­tère, les agences secrètes du gou­ver­ne­ment qui veulent mili­ta­ri­ser les appels, tout ça. Ça rap­pelle un peu Les 4400 par plein d’as­pects (pour autant que je me sou­vienne des 4400), mais ça fonc­tionne assez bien. On peut tout de même regret­ter des acteurs sou­vent en roue libre et un empi­le­ment de cli­chés digne d’un fonds d’ar­chives Getty.

La deuxième sai­son perd sérieu­se­ment le rythme et tourne beau­coup trop autour des amours niai­seuses de Schtroumpfliquette. Par ailleurs, Schtroumpfette Junior cesse d’être une ado éner­vante pour deve­nir une super-enquê­trice spé­cia­liste en mytho­lo­gie et égyp­to­lo­gie, une sorte de Daniel Jackson sans les aller­gies, alors qu’elle est théo­ri­que­ment encore au lycée (où elle ne met jamais les pieds, d’ailleurs). C’est tota­le­ment cohé­rent… si on ima­gine que les scé­na­ristes ont fait un AVC.

La troi­sième sai­son part fran­che­ment en couille avec plein de conflits nés uni­que­ment des réac­tions absurdes des per­son­nages. Je par­le­rai même pas des rebon­dis­se­ments ahu­ris­sants qui font du seul per­son­nage vague­ment ambi­gu un bon gros héros inflexible et per­mettent de finir de mani­chéi­ser la série.

Cal et Angelina rangent la vaisselle
T’as bien fait de me sau­ver de ma catho inté­griste de mère, ça per­met­tra de lan­cer la par­tie judéo-chré­tienne à donf de l’in­trigue. — pho­to Peter Kramer pour Warner Bros

Pis, ça vire à la relec­ture judéo-chré­tienne fumeuse, avec l’ar­ri­vée d’une anté­christ ou d’une fausse pro­phé­tesse, d’a­bord ambi­guë  pen­dant trois épi­sodes puis réso­lu­ment très très méchante. Notez que celle-ci est inter­pré­tée par Holly Taylor, qui est pro­ba­ble­ment la meilleure actrice de toute la série. Mais comme le per­son­nage est inco­hé­rent, comme ses répliques sont par­fois absurdes et comme la direc­tion d’ac­teurs reste aux fraises, elle alterne excel­lence et affli­gence d’une séquence à l’autre — alors qu’elle a prou­vé sur six sai­sons de The Americans qu’elle pou­vait faire beau­coup, beau­coup mieux. Curieusement, l’in­tro­duc­tion du per­son­nage pour­rait lais­ser pen­ser à une cri­tique de l’ex­tré­misme reli­gieux ; du coup, la suite se retrouve le cul entre deux chaises, entre para­bole judéo-chré­tienne assez raide et dénon­cia­tion des dévots inté­gristes : en gros, « croyez à fond, les scien­ti­fiques ils y com­prennent rien et en plus ils ont aucun cœur, y’a que la foi qui compte, ah, et au fait, croire trop fort c’est dangereux ».

Et l’ul­time sai­son, reprise par Netflix après que NBC a jeté l’é­ponge, pour­suit sur cette lignée, avec un mélange de « faut délayer les gars on a vingt épi­sodes à tenir », de « ah merde il reste que quatre épi­sodes, quel­qu’un peut revoir la série vite fait pour lis­ter les trucs lais­sés en sus­pens ? » et de « t’as vu ma grosse sym­bo­lique biblique sur l’é­preuve du feu, la rédemp­tion et le par­don ? ». Une fois qu’on a com­pris que Schtroumpfiston (qui a pris six ans sans expli­ca­tion, à part peut-être « putain on en avait marre de cet acteur insup­por­table qui jouait le mioche ») est le mes­sie, que Schtroumpfette Catho est une fausse pro­phé­tesse et que tous les pas­sa­gers doivent trou­ver leur rédemp­tion, on n’a plus qu’à attendre la fin avec toute la joie de vivre d’un ex-Premier ministre dans une mai­son de retraite béarnaise.

Ça irait encore s’il res­tait du sus­pense et des rebon­dis­se­ments, mais si vous êtes pas trop débile, vous aurez com­pris les points pré­cé­dents res­pec­ti­ve­ment vers la sai­son 2, au milieu de la sai­son 3 et dès le troi­sième épi­sode de la pre­mière sai­son. Autant dire que les rebon­dis­se­ments sont plus éven­tés qu’une bou­teille de cham­pagne ouverte, secouée puis lais­sée à l’air libre durant quelques mois.

Cal avec les yeux exorbités
Hein, c’est ça le finale ? Je vais devoir jouer ça ? — pho­to Netflix

Enfin, le finale est aus­si inco­hé­rent que le reste, et encore plus mora­li­sa­teur. Et en pas­sant, il chie dans la gueule de tous les seconds rôles qu’on a per­dus en cours de route. Danny, qui a pas­sé quatre ans à s’oc­cu­per de Schtroumpfifille, qui est d’un bout à l’autre un bien meilleur mec et un infi­ni­ment meilleur père que le héros (d’ailleurs, il serait à plu­sieurs reprises plus cohé­rent que Schtroumpfette Junior claque la porte pour retour­ner vivre avec lui, mais non, les liens du sang tout ça), dis­pa­raît du scé­na­rio sans lais­ser la moindre trace au milieu de la deuxième sai­son. Lourdes, qui a sau­vé Schtroumpflic de la dépres­sion après la dis­pa­ri­tion de sa presque-fian­cée alors qu’elle por­tait elle-même le deuil de sa meilleure amie, qui est deve­nue femme irré­pro­chable et rede­vient amie fidèle dès que l’autre courge réap­pa­raît, ne finit même pas la sai­son 1 avant de tom­ber dans un trou du script.

Et alors qu’on prend le temps (mais vrai­ment, hein, c’est super long, on se tape leurs rela­tions une par une en fai­sant le tour métho­di­que­ment), on prend le temps disais-je de nous mon­trer com­ment tous les Schtroumpfs vont trou­ver leur place et deve­nir heu­reux avec leur âme sœur unique et faite pour eux, et bien, on n’a pas une seconde pour se deman­der com­ment les êtres humains qui ont énor­mé­ment sacri­fié pour les per­son­nages prin­ci­paux, qui les ont menés là où ils sont et qui s’en trouvent bru­ta­le­ment et défi­ni­ti­ve­ment pri­vés par le der­nier rebon­dis­se­ment, com­ment donc ceux-ci vont avoir la moindre chance de trou­ver un sem­blant de bon­heur. Comme le disaient Manolo et Preston : tout le monde s’en fout, des per­son­nages secondaires.

Bref, ne faites pas comme moi : ne vous lais­sez pas avoir par la pre­mière sai­son cor­recte, ne vous lais­sez pas entraî­ner jus­qu’à la fin en vous disant « ça va bien finir par redres­ser la barre à un moment ? ». La série décolle cor­rec­te­ment, mais tombe en panne moteur vers la fin de la pre­mière sai­son et la suite n’est qu’un long vol pla­né où on perd constam­ment en hau­teur, jus­qu’à un crash final reli­gieux, pesant, kitsch et languissant.