Signé Cat’s Eyes
|de Yoshio Takeuchi et Kenji Kodama d’après Tsukasa Hōjō, 1983–1986, ***
Les madeleines ne se dévorent pas toujours dans l’ordre. Alors que j’ai revu tous les Nicky Larson il y a quelques années, ce n’est que le mois dernier qu’au détour d’une conversation, je me suis aperçu que je n’avais qu’un souvenir très flou de Signé Cat’s Eyes, qui avait révélé Tsukasa Hōjō quatre ans avant son histoire de chasseur urbain. C’est assez logique, au fond : j’ai suivi Nicky Larson à 10 ans, époque où je lisais des polars et commençais à regarder ma voisine de classe, tandis que j’avais vu passer Signé Cat’s Eyes à 6–8 ans, ère où je m’intéressais beaucoup plus aux explorations et où Les mystérieuses cités d’or et Il était une fois la vie occupaient toute mon attention — quand bien sûr je passais le mercredi chez un voisin équipé de télévision.
Tout ça pour dire qu’il m’aura fallu plus de trente ans pour rejeter un œil à cet anime. C’est donc un paquet de madeleines particulièrement ancien que j’ai rouvert pendant ce confinement.

Le concept de base est simple, à défaut d’être crédible : plusieurs années après qu’un grand amateur d’art a disparu et que sa collection a été dispersée, ses trois filles se mettent en tête de rassembler l’ensemble de ses œuvres… en les volant une par une. Épisode après épisode, elles déjouent les plans de ce brave inspecteur Quentin, chargé de les arrêter. Sans trop de difficultés, vu que c’est un crétin complet : obsédé par des voleuses qui se font appeler Cat’s Eyes1, sortant avec la serveuse d’un bar nommé Cat’s Eye2, conscient qu’il y a une fuite dans son commissariat, il n’a toujours pas compris qu’il suffirait qu’il arrête d’expliquer ses idées à sa copine pour que la fuite soit résorbée…
Quand j’avais sept ans, c’était classe, ces héroïnes qui avaient le culot d’annoncer leurs coups, qui passaient par les égouts ou les toits, qui ridiculisaient ou droguaient les hommes lancés à leurs trousses pour arriver à leurs fins sans tuer personne, et qui filaient en hélicoptère ou en deltaplane avec leur tableau.

On devrait pas vieillir.
Parce que soyons honnête : avec un peu de recul, les plans de Sylia, Tam et Alex sont largement aussi idiots et inutilement compliqués que ceux de Quentin. Souvent, ils sont en prime incroyablement faciles à déjouer : une fois sur deux, il suffirait que cet abruti regarde le plan des conduits de ventilation ou qu’il se souvienne qu’à l’épisode précédent, déjà, elles savaient poser un rappel…
Les incohérences sont également légion, des adversaires qui changent d’avis comme ça hop aux sautes d’humeur du chef de la police en passant par cette idée tordue que voler des tableaux dispersés depuis des décennies pourrait mettre les héroïnes sur la piste de leur père. Et puisque les aînées reprochent à la cadette de trouver les casses un peu trop amusants et de ne pas avoir conscience du danger… pourquoi donc annoncent-elles systématiquement leurs assauts, ce qui a pour seul effet d’accroître les risques ?

Et puis, il y a la relation entre Tam et Quentin, aussi délicate, subtile et légère qu’un troupeau de rhinocéros. Pour quelques secondes de subtilité (lorsque Tam s’aperçoit que son amoureux est obsédé par son alter ego nocturne, et se retrouve partagée entre amusement, pitié et jalousie d’elle-même), on a des heures de je-t’aime-moi-non-plus, de réactions outrancières, de pudeurs de collégiens et de déclarations ridicules. Le seul bon point, c’est que les auteurs en sont conscients : Alex se paie régulièrement la fiole de sa frangine sur ce sujet.
Lourd et facile, donc. Certes, mais.

D’abord, les personnages sont solidement ancrés dans leur époque : ils regardent les films du moment, écoutent les musiques de leur génération, s’habillent selon l’humeur du jour et parlent comme les gens de leur temps. On est très loin des séries stéréotypées où chaque personnage a une tenue unique et où tous les dialogues sont écrits en langage châtié. Mieux : il y a une bonne dizaine d’années d’écart entre Sylia et Alex, que l’on retrouve dans leurs personnages, notamment par leurs goûts vestimentaires et leurs façons de s’exprimer. Aussi absurdes soient leurs situations et leurs réactions, les personnages sont au fond normaux, et c’est bien agréable.
Mais il y a un autre aspect qui, à six ans, m’était totalement passé au-dessus de la tête : le retournement du genre. Et c’est sans doute là le gros intérêt de Signé Cat’s Eyes.
Déjà, on a trois héroïnes, ce qui est rare dans les années 80. Elles sont vives, agiles, intelligentes, sportives, ce qui n’est pas si courant3. Ensuite, les hommes sont tous des lourdauds, à un moment ou à un autre ; même lorsqu’un d’entre eux commence à avoir un comportement un peu héroïque, il sort une maladresse qui le renvoie à son statut d’être inférieur. Mais le coup de grâce, c’est que le seul flic qui comprend rapidement se qui se trame, le seul qui commence à flairer qui sont les voleuses, le seul qui représente vraiment un danger pour elles à un moment donné, c’est… l’inspectrice Asaya, qui s’occupe ainsi d’enfoncer le clou : les mâles ne servent à rien. D’ailleurs, le sex-symbol absolu, la virilité personnifiée, celui dont toutes les jeunes femmes sont folles, c’est… Tam, qui a dû se travestir pour faire les reconnaissances d’un larcin.

Ajoutons un petit truc : les quatre héroïnes4 ont quatre caractères bien différents. Sylia, posée, calculatrice, un peu cynique, reste forte et indépendante ; Tam, gentille, généreuse, un peu naïve parfois, se rêve mariée et casée ; Alex, spontanée, fonceuse, un peu geek, s’intéresse parfois à un garçon mais ça dépasse rarement un épisode ; Asaya, intelligente, idéaliste, ambitieuse, n’a pas de temps à perdre avec les sentiments.
Et, et c’est là que ça devient étonnant pour l’époque, ces quatre visions des choses sont aussi légitimes les unes que les autres.
Dans l’ensemble, les séries d’alors présentaient souvent une voie normale (casé(e) + enfants), et les alternatives étaient acceptables plutôt que naturelles. Les femmes autonomes existaient, il fallait bien parfois quelques héroïnes ; mais elles restaient relativement marginales, masculines ou incomplètes, en tout cas exceptionnelles. D’ailleurs, quelques années plus tard, le même auteur créait Laura ; et bien qu’on comprenne çà et là qu’elle pouvait elle aussi être redoutable à sa façon, celle-ci avait encore « besoin » de Nicky pour être entière.
Rien de cela dans Signé Cat’s Eyes : il n’y a pas un moment où Sylia semble regretter son célibat, pas un moment où l’on remet en question la légitime envie d’Asaya de grimper les échelons hiérarchiques, pas un moment où l’on laisse entendre à Alex que ses gadgets électroniques ne sont pas à leur place entre des mains féminines. Et pas un moment où la vision du couple de Tam est ridiculisée, même lorsque son couple l’est (généralement par la faute de Quentin).
Avec le recul de quelques décennies de discussions sur les animes de notre enfance et d’un visionnage complet de la série, je comprends mieux l’impression qu’a pu faire Signé Cat’s Eyes sur les gamines de ma génération : c’était à peu près le seul endroit, dans les médias de l’époque, où on leur disait que même sans pénis, elles pouvaient décider elles-mêmes de leurs aspirations et de leurs intérêts.

À ce stade, impossible de ne pas parler de la deuxième saison. D’après Wikipédia, elle « se différencie de la première par son graphisme plus anguleux ». Certes, mais ce n’est pas tout.
Au départ, Sylia était nettement plus grande que Tam, toutes deux ayant des bonnets généreux et des tailles ridiculement fines ; Alex était plus petite, plus ronde de visage et dotée de formes plus normales, et Asaya était discrète dans ses tenues strictes. Dans la seconde saison, le dessin est beaucoup plus homogène. Les trois corps sont bâtis sur le même modèle, avec des gros seins de manga et des tailles de Barbie, les trois visages sont maigres et pointus. Et les combinaisons sont désormais toutes similaires, avec un décolleté généreux pour chacune. Même Asaya finit en bikini et, surprise, elle a un corps de rêve — selon les standards des mangakas des années 80, en tout cas.
Résultat : alors que la première saison n’hésitait pas à présenter ses héroïnes nues le plus naturellement du monde, la seconde réussit sans les déshabiller à avoir un regard plus typiquement masculin, voire un peu pervers, ce qui nuit franchement au message des paragraphes précédents…

À l’heure du bilan, la série marque son âge, avec ses scénarios répétitifs et souvent alambiqués, ses astuces à la K2000 et ses rebondissements ridicules. Mais elle se permet çà et là des personnages mieux construits et plus crédibles que bien des standards de l’époque (et même plus récents, son héritier Nicky Larson en tête).
Plus important, c’était probablement la seule série de son temps à réellement valoriser la possibilité pour chaque femme de choisir sa voie et d’avoir son propre caractère. À ce titre, sans aller jusqu’à la qualifier de féministe, elle était plutôt moderne pour son temps et a mieux vieilli que beaucoup d’œuvres contemporaines.
- Passé au pluriel en France, pour je ne sais quelle raison.
- Resté au singulier en France, pour je ne sais quelle raison.
- Il faudra encore attendre quelques années pour que Jeanne se mette au volley-ball — et ce sera une courge sentimentale à deux balles.
- Bon, okay, disons plutôt : les trois héroïnes et leur seul adversaire compétent.