Adolescence
|de Jack Thorne, Stephen Graham, Philip Barantini et Matthew Lewis 1, 2025, ****
Une petite maison de banlieue britannique. Un lot de flics prêts à intervenir. Il est 6 heures du matin, le bon moment pour interpeller un suspect potentiellement violent en profitant de l’effet de surprise. La porte éclate, les parents sont sommés de s’allonger, leur fille lycéenne se fait immobiliser sans ménagement lorsqu’elle panique et hurle aux envahisseurs de foutre le camp, et leur fils collégien, le doux, gentil et effacé Jamie, est… plaqué contre un mur sous la menace des armes, menotté et embarqué comme Mesrine. Comme dira l’avocat commis d’office au père : « Votre fils dit qu’il n’a rien fait, vous le croyez sans hésiter, il n’a aucun passé violent et rien qui laisse suppose qu’il ait pu le devenir donc je voudrais le croire aussi, mais s’ils sont intervenus de cette manière, c’est qu’ils ont des pièces très, très sérieuses qui le justifient. »

Voilà donc Adolescence, une mini-série en quatre tableaux. Chaque épisode se compose d’un unique plan-séquence d’une petite heure, présentant un moment et un point de vue différents – l’arrestation et la garde à vue, l’enquête de voisinage le lendemain, une séance avec la psychologue quelques mois plus tard, et la vie de la famille l’année suivante. C’est ainsi par petites touches, en jeux d’échos successifs, que les auteurs brossent un portrait de leurs personnages, de leurs doutes et de leurs caractères, et s’interrogent sur l’essentiel : comment, dans une société moderne et apaisée, un gamin de 13 ans peut-il buter une gamine du même âge sans que personne ait rien vu venir ?
Ça parle donc de harcèlement, de frustration mal digérée, de violence larvée qui croît en silence jusqu’à l’explosion. Mais aussi d’encadrement, de personnel scolaire en sous-nombre et mal formé dans un institution sous-financée, de familles pauvres et/ou dépassées qui n’ont pas la possibilité de passer le temps qu’il faudrait avec leurs gosses pour comprendre des échanges apparemment innocents, et même peut-être d’une société dans son ensemble où on revendique une empathie permanente (« attention, faut pas s’énerver, faut pas blesser les sentiments ou heurter les convictions des autres ») sans s’interroger sur l’impossibilité de toute empathie lorsque chacun s’enferme dans la bulle de ses sentiments sans pouvoir les exprimer. Et évidemment, ça parle un peu des groupes qui se réunissent bulle par bulle pour se renforcer entre personnes de mêmes convictions jusqu’à nourrir la haine des autres bulles — avec en grande vedette les masculinistes et les incels, l’image de l’homme qu’ils promeuvent, l’effet que cette image peut avoir sur un gamin qui n’y correspond pas vraiment et qui se fait moquer quotidiennement pour cela.

Est-ce que c’est lourd ? Pas vraiment. C’est très fluide (le plan-séquence n’est pas un simple artifice stylistique, mais un vrai outil narratif qui permet de lier les choses en souplesse), avec de vrais moments d’humour gracieux entre deux passages tendus, parfois jusqu’à la rupture. Mais dans l’ensemble, mieux vaut avoir le moral avant d’attaquer cette série : c’est pas elle qui vous donnera foi en l’humanité ou qui vous fera penser que la prochaine génération sera meilleure que la nôtre. En fait, sur ce point, le finale doux-amer n’est que le point d’orgue d’un message qui dirait en gros : l’humanité est maudite, la plupart des gens font ce qu’ils peuvent mais notre tendance naturelle à faire des groupes avec nous d’un côté, les autres de l’autre, à construire notre groupe par l’opposition aux autres, à nous moquer de ceux-ci et à ruminer nos frustrations pour nous serrer les coudes entre nous, cette tendance, disais-je, va toujours finir en cycles de violence.
Sur le plan technique, le travail en plans-séquences nécessite évidemment une écriture et une réalisation soignées, ainsi qu’une direction d’acteurs irréprochable — d’autant que, contrairement à beaucoup d’œuvres en plan-séquence, réalisateur et directeur de la photographie ne se sont pas réservé la possibilité de coupes régulières en profitant d’un passage derrière un personnage ou sur un mur uniforme : chaque épisode est réellement fait d’une seule prise. Tous les ingrédients sont là et la réussite est indéniable : les acteurs servent des répliques ciselées avec naturel et conviction, le spectateur est embarqué dans l’action d’un bout à l’autre, et même la photo est généralement élégante — malgré des contraintes complexes, comme le passage de l’intérieur d’une voiture à l’extérieur d’un parking avant de plonger sous l’éclairage artificiel d’une boutique.

Évidemment, vu les thèmes abordés, ça ne manque pas de faire ressortir les réactions les plus caricaturales des uns ou des autres. Selon à qui vous demandez, Adolescence serait le chef-d’œuvre du siècle qui pourrait à lui seul mettre fin aux incompréhensions entre garçons et filles, entre parents et enfants ou entre harceleurs et harcelés, ou un exemple de propagande féministe gauchiste qui présente tous les hommes blancs comme des monstres, ou encore une plongée perverse et gratuite dans un cerveau incel. Comme d’habitude dans de tels cas (souvenez-vous de 13 reasons why par exemple), l’œuvre ne mérite aucune de ces réactions outrancières. C’est une bonne série, extrêmement bien construite, à la narration efficace, qui essaie de réfléchir un peu sur notre société et nos réactions face aux autres, mais elle ne prétend ni sauver ni castrer qui que ce soit. En fait, le vrai message se limite sans doute à un « arrêtons de suivre bêtement nos tripes et parlons posément de nos sentiments quand ils commencent à nous bouffer », ce qui est aussi révolutionnaire que « faut faire bouillir de l’eau pour préparer des nouilles ».
Il y a aussi, peut-être, un second message à l’adresse des parents : « faites ce que vous pouvez, en sachant que vous ne pouvez pas tout maîtriser » — excellemment mis en valeur par l’échange final, après une réplique subtilement intelligente et réconfortante de la fille aînée :
— Mais comment on a fait celle-ci ?
— De la même manière que l’autre…
- Les deux derniers sont le réalisateur et le directeur de la photographie, et vu le boulot qu’ont dû représenter la réalisation et la prise de vue, ils méritent d’être cités comme auteurs à part entière.[↩]