Adolescence

de Jack Thorne, Stephen Graham, Philip Barantini et Matthew Lewis 1, 2025, ****

Une petite mai­son de ban­lieue bri­tan­nique. Un lot de flics prêts à inter­ve­nir. Il est 6 heures du matin, le bon moment pour inter­pel­ler un sus­pect poten­tiel­le­ment violent en pro­fi­tant de l’ef­fet de sur­prise. La porte éclate, les parents sont som­més de s’al­lon­ger, leur fille lycéenne se fait immo­bi­li­ser sans ména­ge­ment lors­qu’elle panique et hurle aux enva­his­seurs de foutre le camp, et leur fils col­lé­gien, le doux, gen­til et effa­cé Jamie, est… pla­qué contre un mur sous la menace des armes, menot­té et embar­qué comme Mesrine. Comme dira l’a­vo­cat com­mis d’of­fice au père : « Votre fils dit qu’il n’a rien fait, vous le croyez sans hési­ter, il n’a aucun pas­sé violent et rien qui laisse sup­pose qu’il ait pu le deve­nir donc je vou­drais le croire aus­si, mais s’ils sont inter­ve­nus de cette manière, c’est qu’ils ont des pièces très, très sérieuses qui le justifient. »

Intervention de police en ouverture d'Adolescence
Ça com­mence comme une inter­ven­tion anti-ter­ro­riste dans un film d’es­pion­nage… — pho­to Netflix

Voilà donc Adolescence, une mini-série en quatre tableaux. Chaque épi­sode se com­pose d’un unique plan-séquence d’une petite heure, pré­sen­tant un moment et un point de vue dif­fé­rents – l’ar­res­ta­tion et la garde à vue, l’en­quête de voi­si­nage le len­de­main, une séance avec la psy­cho­logue quelques mois plus tard, et la vie de la famille l’an­née sui­vante. C’est ain­si par petites touches, en jeux d’é­chos suc­ces­sifs, que les auteurs brossent un por­trait de leurs per­son­nages, de leurs doutes et de leurs carac­tères, et s’in­ter­rogent sur l’es­sen­tiel : com­ment, dans une socié­té moderne et apai­sée, un gamin de 13 ans peut-il buter une gamine du même âge sans que per­sonne ait rien vu venir ?

Ça parle donc de har­cè­le­ment, de frus­tra­tion mal digé­rée, de vio­lence lar­vée qui croît en silence jus­qu’à l’ex­plo­sion. Mais aus­si d’en­ca­dre­ment, de per­son­nel sco­laire en sous-nombre et mal for­mé dans un ins­ti­tu­tion sous-finan­cée, de familles pauvres et/ou dépas­sées qui n’ont pas la pos­si­bi­li­té de pas­ser le temps qu’il fau­drait avec leurs gosses pour com­prendre des échanges appa­rem­ment inno­cents, et même peut-être d’une socié­té dans son ensemble où on reven­dique une empa­thie per­ma­nente (« atten­tion, faut pas s’é­ner­ver, faut pas bles­ser les sen­ti­ments ou heur­ter les convic­tions des autres ») sans s’in­ter­ro­ger sur l’im­pos­si­bi­li­té de toute empa­thie lorsque cha­cun s’en­ferme dans la bulle de ses sen­ti­ments sans pou­voir les expri­mer. Et évi­dem­ment, ça parle un peu des groupes qui se réunissent bulle par bulle pour se ren­for­cer entre per­sonnes de mêmes convic­tions jus­qu’à nour­rir la haine des autres bulles — avec en grande vedette les mas­cu­li­nistes et les incels, l’i­mage de l’homme qu’ils pro­meuvent, l’ef­fet que cette image peut avoir sur un gamin qui n’y cor­res­pond pas vrai­ment et qui se fait moquer quo­ti­dien­ne­ment pour cela.

Séance de psy dans Adolescence
…ça conti­nue comme En thé­ra­pie… — pho­to Netflix

Est-ce que c’est lourd ? Pas vrai­ment. C’est très fluide (le plan-séquence n’est pas un simple arti­fice sty­lis­tique, mais un vrai outil nar­ra­tif qui per­met de lier les choses en sou­plesse), avec de vrais moments d’hu­mour gra­cieux entre deux pas­sages ten­dus, par­fois jus­qu’à la rup­ture. Mais dans l’en­semble, mieux vaut avoir le moral avant d’at­ta­quer cette série : c’est pas elle qui vous don­ne­ra foi en l’hu­ma­ni­té ou qui vous fera pen­ser que la pro­chaine géné­ra­tion sera meilleure que la nôtre. En fait, sur ce point, le finale doux-amer n’est que le point d’orgue d’un mes­sage qui dirait en gros : l’hu­ma­ni­té est mau­dite, la plu­part des gens font ce qu’ils peuvent mais notre ten­dance natu­relle à faire des groupes avec nous d’un côté, les autres de l’autre, à construire notre groupe par l’op­po­si­tion aux autres, à nous moquer de ceux-ci et à rumi­ner nos frus­tra­tions pour nous ser­rer les coudes entre nous, cette ten­dance, disais-je, va tou­jours finir en cycles de violence.

Sur le plan tech­nique, le tra­vail en plans-séquences néces­site évi­dem­ment une écri­ture et une réa­li­sa­tion soi­gnées, ain­si qu’une direc­tion d’ac­teurs irré­pro­chable — d’au­tant que, contrai­re­ment à beau­coup d’œuvres en plan-séquence, réa­li­sa­teur et direc­teur de la pho­to­gra­phie ne se sont pas réser­vé la pos­si­bi­li­té de coupes régu­lières en pro­fi­tant d’un pas­sage der­rière un per­son­nage ou sur un mur uni­forme : chaque épi­sode est réel­le­ment fait d’une seule prise. Tous les ingré­dients sont là et la réus­site est indé­niable : les acteurs servent des répliques cise­lées avec natu­rel et convic­tion, le spec­ta­teur est embar­qué dans l’ac­tion d’un bout à l’autre, et même la pho­to est géné­ra­le­ment élé­gante — mal­gré des contraintes com­plexes, comme le pas­sage de l’in­té­rieur d’une voi­ture à l’ex­té­rieur d’un par­king avant de plon­ger sous l’é­clai­rage arti­fi­ciel d’une boutique.

Discussion avec le vendeur du magasin de bricolage
…ça finit comme une sor­tie domi­ni­cale chez Leroy Merlin. — pho­to Netflix

Évidemment, vu les thèmes abor­dés, ça ne manque pas de faire res­sor­tir les réac­tions les plus cari­ca­tu­rales des uns ou des autres. Selon à qui vous deman­dez, Adolescence serait le chef-d’œuvre du siècle qui pour­rait à lui seul mettre fin aux incom­pré­hen­sions entre gar­çons et filles, entre parents et enfants ou entre har­ce­leurs et har­ce­lés, ou un exemple de pro­pa­gande fémi­niste gau­chiste qui pré­sente tous les hommes blancs comme des monstres, ou encore une plon­gée per­verse et gra­tuite dans un cer­veau incel. Comme d’ha­bi­tude dans de tels cas (sou­ve­nez-vous de 13 rea­sons why par exemple), l’œuvre ne mérite aucune de ces réac­tions outran­cières. C’est une bonne série, extrê­me­ment bien construite, à la nar­ra­tion effi­cace, qui essaie de réflé­chir un peu sur notre socié­té et nos réac­tions face aux autres, mais elle ne pré­tend ni sau­ver ni cas­trer qui que ce soit. En fait, le vrai mes­sage se limite sans doute à un « arrê­tons de suivre bête­ment nos tripes et par­lons posé­ment de nos sen­ti­ments quand ils com­mencent à nous bouf­fer », ce qui est aus­si révo­lu­tion­naire que « faut faire bouillir de l’eau pour pré­pa­rer des nouilles ».

Il y a aus­si, peut-être, un second mes­sage à l’a­dresse des parents : « faites ce que vous pou­vez, en sachant que vous ne pou­vez pas tout maî­tri­ser » — excel­lem­ment mis en valeur par l’é­change final, après une réplique sub­ti­le­ment intel­li­gente et récon­for­tante de la fille aînée :

— Mais com­ment on a fait celle-ci ?

— De la même manière que l’autre…

  1. Les deux der­niers sont le réa­li­sa­teur et le direc­teur de la pho­to­gra­phie, et vu le bou­lot qu’ont dû repré­sen­ter la réa­li­sa­tion et la prise de vue, ils méritent d’être cités comme auteurs à part entière.[]