Vérité historique : le cas Dumas

Ça pour­rait presque faire un mar­ron­nier, tel­le­ment ça revient régu­liè­re­ment. Mettez un acteur ou une actrice de cou­leur dans un film médié­val, et vous pou­vez être cer­tain qu’une horde de petits natio­na­listes et de fous du Puy vien­dront pleu­rer que c’est tra­hir la véri­té his­to­rique, que ça donne une image fausse du pas­sé, que c’est réécrire l’Histoire, ou autres fadaises du genre.

Des his­to­riens mieux pla­cés que moi le répètent pour­tant au moins depuis Robin des Bois, prince des voleurs : oui, Allah aime la diver­si­té il y avait des Noirs et des Maghrébins en Europe occi­den­tale au Moyen-Âge. Ils n’é­taient pas très nom­breux, mais ils exis­taient. Et les archéo­logues, grâce au coût extra­or­di­nai­re­ment faible des séquen­çages d’ADN, le confirment depuis une dizaine d’an­nées en trou­vant régu­liè­re­ment des gènes afri­cains dans des tombes médié­vales euro­péennes. Pouvait-il y avoir un Noir dans l’ar­mée de Harold Godwinson ou dans celle de Richard Cœur-de-Lion ? Oui, c’est peu pro­bable mais pas impos­sible.

Curieusement, il y a plein de sujets où ces pas­sion­nés auto­pro­cla­més d’Histoire qui viennent beu­gler que c’est pas nor­mal d’a­voir des acteurs non blancs dans Robin des Bois n’en ont rien à foutre de la véri­té historique.

Charge à cheval de Russel Crowe face à une armée à pied dans Robin des Bois de Ridley Scott
Ce canas­son fait au moins 30 cm de trop. Précisément les 30 cm qui rendent Russell Crowe intou­chable. — pho­to Universal Pictures

Récemment, je me fai­sais cette réflexion en pen­sant au nombre de films où j’ai vu des quar­ter horses ou pire des purs-sangs anglais au Moyen-Âge. Et comme je l’ex­pli­quais, un de ceux qui pleu­raient contre la pré­sence d’un sol­dat noir au 11e siècle m’a dit que c’é­tait, je cite, « une approxi­ma­tion ». Donc pas grave. Okay, mais…

Mettez-vous une seconde dans la peau d’un sol­dat d’une armée médié­vale, avec votre épée et votre bou­clier. Si vous avez de la chance et des moyens, sinon vous avez une batte ou un cou­teau, mais pas­sons. Vous com­bat­tez des sol­dats blancs, okay. Dans le tas, il y a un sol­dat noir. Est-ce que ça change votre vie ? J’en suis pas convaincu.

Maintenant, c’est l’heure de la charge de cava­le­rie enne­mie. Il y a huit poneys qui se ruent sur vous, le plus grand fait la taille d’un fjord ou d’un islan­dais (1,40 m au gar­rot), les autres res­semblent à des dül­men ou des lan­dais (1,30 m max). Évidemment, ils ont l’a­van­tage de la masse et de la vitesse, et les cava­liers peuvent pro­fi­ter de leur iner­tie pour vous faire des trous sup­plé­men­taires 1, mais ils sont assis à la hau­teur de votre poi­trine 2 et si vous êtes assez vif, vous pou­vez tout à fait espé­rer leur plan­ter des trucs dans les cuisses ou dans le bas du tronc. Et s’ils vous filent un coup de botte, vous le pre­nez dans le cuir qui pro­tège votre tronc.

Mais voi­là que par un de ces tours de passe-passe dont Hollywood a le secret, vos enne­mis sont télé­por­tés sur des purs-sangs de 1,70 m. Ils sont assis plus haut que votre tête. S’ils lèvent un peu la botte, vous la pre­nez en plein crâne. Et pour espé­rer les bles­ser dans une par­tie plus ou moins vitale, vous devez tendre les bras vers le haut comme le public des Black & White Brothers, ce qui vous donne beau­coup moins de force et nuit à votre agi­li­té quand vous vou­drez évi­ter leur lance ou leur sabre.

Bref, ça change tota­le­ment la dyna­mique de la bataille et ça fait de la cava­le­rie, même en faible quan­ti­té, une arme qua­si­ment intouchable.

Donc sur le plan de « Qu’est-ce qui modi­fie le plus la réa­li­té his­to­rique, un sol­dat noir pau­mé dans une armée blanche ou des purs-sangs sur un champ de bataille du 11e siècle ? », la réponse est clai­re­ment les che­vaux géants.

Mais hier matin, j’ai eu une illu­mi­na­tion, et je me suis jeté sur IMDB pour cher­cher un per­son­nage his­to­rique pré­cis, qui ferait un cas d’é­cole beau­coup plus intéressant.

Alexandre Dumas.

Alexandre Dumas par Nadar, 1855
Sans doute la plus célèbre pho­to d’Alexandre Dumas, réa­li­sée en 1855. — pho­to Nadar

Alexandre Dumas, on connaît tous sa tête. Il a été pho­to­gra­phié, plu­sieurs fois même. Deux choses sont claires : Dumas était cré­pu et avait la peau sombre.

Ce qui était logique, puisque sa grand-mère pater­nelle était noire. D’après les clas­si­fi­ca­tions de l’é­poque, il était quar­te­ron, et si vous avez sui­vi les cours de bio­lo­gie de 3e, vous savez qu’un quar­te­ron a une chance sur deux d’a­voir un teint métis (sans par­ler des autres traits). Et si vous avez un doute sur la clar­té de sa peau (après tout, les émul­sions de l’é­poque avaient une sen­si­bi­li­té chro­ma­tique très dif­fé­rente des cap­teurs modernes, ça peut brouiller les pistes), notez que ses adver­saires uti­li­saient régu­liè­re­ment l’ar­gu­ment de son métis­sage, signe que celui-ci était bien visible.

IMDB per­met de cher­cher des films et séries dont un per­son­nage a tel ou tel nom. Donc, voi­là. Il faut fil­trer un peu (notam­ment cer­tains films sur son fils homo­nyme et les adap­ta­tions de ses romans où il est cré­di­té), mais Alexandre Dumas a été inter­pré­té par :

  • Mickaël Lumière dans La rebelle (2025) ;
  • Edan Jacob Levy dans un épi­sode de Mysteries at the Museum (2018) ;
  • Gérard Depardieu dans L’autre Dumas (2010), cas rare voire unique où la blan­cheur de l’ac­teur a fait parler ;
  • Joakim Latzko dans The three Dumas (2007) ;
  • Winston Rekert dans Young Blades (2005) ;
  • John Rhys-Davies dans The Secret Adventures of Jules Verne (2000) ;
  • Jacques Legras dans Les quatre Charlots mous­que­taires (1973) et À nous quatre car­di­nal ! (1974) ;
  • Vladimír Mensík dans Alexandre Dumas starši (1970) ;
  • Philippe Arthuys dans Vive l’Italie (1961) ;
  • André Valmy dans Les énigmes de l’Histoire : l’é­nigme de Marie-Stella (1957);
  • Georges Gosset dans La sym­pho­nie fan­tas­tique (1942) ;
  • Robert Christidès dans Pontcarral, colo­nel d’empire (1942)…

Il peut y avoir des erreurs (le der­nier notam­ment, vu l’é­poque à laquelle il se déroule, pour­rait concer­ner Alexandre Dumas fils), mais un fait est mar­quant : il ne semble y avoir dans cette liste aucun métis afri­cain-euro­péen. Dans les adap­ta­tions récentes, on prend géné­ra­le­ment des acteurs à la che­ve­lure très bou­clée, ce qui les rap­proche un peu des pho­tos d’é­poque, mais on ne va pas jus­qu’à choi­sir quel­qu’un qui aurait réel­le­ment les traits et la peau mate de Dumas.

(Notez que Thandiwe Thomas De Shazor est cité comme inter­pré­tant un Alexandre Dumas dans Code Noir. Mais il y a un piège : il s’a­git en fait du géné­ral Thomas Alexandre Dumas, père de l’au­teur, pre­mier géné­ral métis de l’ar­mée fran­çaise. Pour une fois qu’on a un acteur adé­quat, on n’a pas le bon personnage.)

Alexandre Dumas dans L'autre Dumas, interprété par Gérard Depardieu
Le seul cas à ma connais­sance où la cou­leur d’un acteur jouant Dumas a fait par­ler : Gérard Depardieu dans L’autre Dumas (2010), choix ouver­te­ment cri­ti­qué par un bio­graphe du géné­ral Dumas et par cer­taines asso­cia­tions anti­ra­cistes. — pho­to Pascal Chantier

Mais curieu­se­ment, dans ce cas-là, j’ai rare­ment vu des natio­na­listes « pas­sion­nés » d’Histoire exi­ger qu’on cas­tât un acteur métis.

Pourtant, sur le plan « réécri­ture his­to­rique », blan­chir un auteur dont la vie a été mar­quée par le racisme de ses contem­po­rains, ça me semble lar­ge­ment plus grave que noir­cir un sol­dat ano­nyme dans une armée ou un per­son­nage fictif.

  1. Du moins s’ils tiennent leurs armes un peu plus logi­que­ment que Russel Crowe.[]
  2. Rappel : vous êtes un sol­dat médié­val, donc vous mesu­rez 1,70 m vous-même.[]