Sale temps à l’hôtel El Royale

de Drew Goddard, 2018, ****

C’est un de ces hôtels qui ont été construits pour l’o­pu­lence mais, quelques décen­nies plus tard, n’offrent plus qu’un dis­cours d’ac­cueil gran­di­lo­quent pour faire pas­ser des murs défraî­chis et un confort loin du stan­dard moderne. C’est une de ces périodes où les États-Unis se cherchent à nou­veau, où les curés et les ven­deurs tra­di­tion­nels écument l’Ouest pour vendre leurs boni­ments et croisent au hasard des routes des petites gens pleins d’es­poir et des hip­pies qui n’ont rien à faire des conven­tions conser­va­trices. C’est un de ces valets qui n’ont plus grand-chose pour s’oc­cu­per dans un motel fan­tôme et se shootent en atten­dant que les aléas cli­ma­tiques leur apportent quelque pas­sant pour la nuit.

Un hôtel clas­sique, un repré­sen­tant de com­merce blanc, une pauvre tra­vailleuse noire : les tra­di­tions sont bien là. — pho­to Twentieth Century Fox

C’est un de ces polars qui jouent avec les codes du polar, détour­nant et réin­ven­tant constam­ment leur propre nature, buti­nant avec légè­re­té d’un sujet à l’autre. Un de ces films qui alternent scènes tota­le­ment bur­lesques et séquences de tra­gé­die dra­ma­tique, pas­sages à la légè­re­té fri­vole et intrigues à la ten­sion impla­cable, touches de réa­lisme abso­lu et gros mor­ceaux d’ab­surde ache­vé, huma­ni­té à fleur de peau et cynisme à ten­dance sinistre.

Osciller constam­ment entre film noir et paro­die de film noir est un exer­cice à part entière, popu­la­ri­sé par les frères Coen ou Tarantino par exemple. S’y essayer est donc dou­ble­ment périlleux, d’au­tant plus que Drew Goddard n’a ici aucune excuse : scé­na­riste, réa­li­sa­teur et pro­duc­teur, il est res­pon­sable de son œuvre d’un bout à l’autre. Il s’en sort avec les hon­neurs, évi­dem­ment grâce à un scé­na­rio cise­lé, qui aborde une varié­té de thèmes et des sous-intrigues très diverses avec une cer­taine aisance ; grâce à une réa­li­sa­tion néo-clas­sique, repre­nant les plans et l’es­thé­tique tra­di­tion­nels avec une touche de moder­ni­té ; et, sur­tout, grâce à un. putain. de. casting.

Hey, vous avez pas eu l’in­fo ? On est en 1969, le monde et les temps changent ! — pho­to Twentieth Century Fox

Jeff Bridges et Dakota Johnson sont les deux prin­ci­pales têtes d’af­fiche et, vu qu’ils n’ont plus rien à prou­ver, on va se conten­ter de rap­pe­ler qu’ils sont à leur habi­tude excel­lents. Cynthia Erivo, que je ne connais­sais abso­lu­ment pas (mais on en repar­le­ra bien­tôt), inter­prète un per­son­nage qui res­semble ini­tia­le­ment à un cli­ché tra­di­tion­nel et se révèle fina­le­ment plus sub­til et com­plexe. Cailee Spaeny fait heu­reu­se­ment oublier qu’elle a com­men­cé par inter­pré­ter l’en­fant hor­ri­pi­lant de Pacific rim : upri­sing et par­vient à être simul­ta­né­ment vic­time inno­cente et psy­cho­pathe de ser­vice. Et Chris Hemsworth… Bon, je peux pas évo­quer son per­son­nage sans vous gâcher le film, mais dites-vous juste qu’il est sublime — et je parle pas de son phy­sique, même s’il en joue clairement.

Chacun a un per­son­nage tra­vaillé, para­doxal, humain, et s’ef­face à son ser­vice pour en faire res­sor­tir les divers aspects : c’est un ensemble d’ac­teurs super­be­ment diri­gé qui sert un ensemble de per­son­nages soi­gneu­se­ment écrits.

Si les temps changent, la cha­ri­té chré­tienne aus­si, j’i­ma­gine ? — pho­to Twentieth Century Fox

Alors, ce Sale temps à l’hô­tel El Royale, à conseiller sans réserve ?

Pas for­cé­ment.

D’abord, c’est fon­da­men­ta­le­ment un thril­ler noir. Si vous aimez pas le genre, pas­sez à autre chose, per­sonne ne vous juge­ra. Ensuite, il faut aimer les films d’am­biance qui se construisent peu à peu : c’est en fait l’an­ti­thèse par­faite d’un film d’ac­tion effré­né. S’il est entraî­nant, il est aus­si contem­pla­tif et joue d’un rythme posé pour nour­rir son atmo­sphère humide et sombre. Enfin, il faut appré­cier d’être pris à contre-pied, d’être per­du entre plu­sieurs intrigues, de ne plus savoir si on regarde un film de gang­sters ou un thril­ler pervers.

Mais si vous pou­vez savou­rer ça, vous ris­quez aus­si de pas­ser un très, très bon moment.