Les frères Sisters

de Jacques Audiard, 2018, ****

Ils sont deux. Ils vivent dans l’Oregon. Ils tra­vaillent pour le Commodore. Leur bou­lot est simple : suivre Morris, l’homme qui trouve, et prendre en charge ceux qu’il trouve — selon l’hu­meur du Commodore, les lui rame­ner, leur faire cra­cher infor­ma­tions et biens, ou juste les abattre sur place. Charlie, le cadet, est fait pour ce job : il aime la traque, il aime la confron­ta­tion, il aime le com­bat, il aime l’al­cool, et les cibles sont des cibles. Eli, l’aî­né, com­mence à se deman­der s’il n’y aurait pas autre chose dans la vie, un endroit où se poser avec une femme, peut-être ouvrir un petit com­merce et s’es­sayer à la tran­quilli­té par­mi les autres êtres humains. En atten­dant, il y a un contrat à rem­plir, celui de ce chi­miste déli­cat qui trace vers la Californie, au milieu des rus­tiques cher­cheurs d’or…

Donc, on est là, a prio­ri la cible est là… — pho­to UGC Distribution

Sur le papier, c’est un assem­blage qui devrait péni­ble­ment se his­ser au niveau zéro de l’o­ri­gi­na­li­té. Deux frères dif­fé­rents à l’âge des der­nières chances ; une trame de chas­seurs de primes/tueurs à gages ; un road-movie dans les Rocheuses ; la Ruée vers l’or de 1848 ; des per­son­nages dou­teux qui pos­sèdent les villes de la « fron­tière » ; des bars, des Colt, des che­vaux, des pros­ti­tuées… Rien que de très ordi­naire, un empi­le­ment des cli­chés du wes­tern traditionnel.

Mais la magie de l’al­chi­mie, c’est de trans­for­mer des élé­ments ordi­naires en or.

C’est là que Patrick deWitt et Jacques Audiard gagnent leur diplôme d’alchimiste.

Le gros tra­vail du film, c’est de jouer constam­ment sur les innom­brables cli­chés pour, tour à tour, s’y confor­mer et les retour­ner. Il oscille entre wes­tern tra­di­tion­nel et comé­die moderne, entre polar incon­tour­nable et étude sociale, entre éloge du rêve amé­ri­cain et démo­lis­sage des espoirs. Il par­vient à mon­trer chaque per­son­nage dans une cer­taine com­plexi­té et à leur atti­rer la sym­pa­thie, quand bien même ils tiennent tous de cli­chés à la morale et aux moti­va­tions dou­teuses. En fait, à chaque étape, comme un bon cher­cheur d’or, il met un coup de pioche dans la sur­face pour voir ce qu’il y a en dessous.

Alors, là, j’ai trou­vé la cible, mais main­te­nant si on étu­diait la situa­tion un peu plus en pro­fon­deur ? — pho­to Magali Bragard pour Why not Productions

Il n’y a pas grand-chose à dire sur le plan tech­nique : dans l’é­quipe des Frères Sisters, plus per­sonne n’a quoi que ce soit à prou­ver. Le qua­tuor Phoenix/Reilly/Gyllenhaal/Ahmed fonc­tionne à la per­fec­tion. La pho­to de Benoît Debie (qui avait notam­ment shoo­té ça et ça, trois fois rien en somme) est un superbe hom­mage aux pay­sages des Rocheuses comme aux bis­trots des « for­ty-niners ». Le mon­tage porte la patte de Juliette Welfling : par­fai­te­ment maî­tri­sé, capable d’ac­cé­lé­ra­tions comme de repos, il res­pire au fil des scènes et entraîne le spec­ta­teur avec aisance. Alexandre Desplat s’est fait dis­cret : je ne sau­rais pas citer un seul mor­ceau com­po­sé pour ce film, mais à chaque fois la musique arri­vait oppor­tu­né­ment pour se taire lors­qu’il le fal­lait. Et Audiard pose son point de vue et sa nar­ra­tion avec la bru­tale déli­ca­tesse qu’il prête à ses per­son­nages, don­nant à son ouvrage une tona­li­té tendre mais sans concession.

Bref, s’il n’y a guère d’illu­mi­na­tions flam­boyantes, l’en­semble de l’é­quipe a fait un tra­vail d’ar­ti­san soi­gné, figno­lé jus­qu’aux moindres détails, et entiè­re­ment au ser­vice de l’histoire.

Ok, on nous avait pas deman­dé de cra­mer la grange. Mais du coup je pense que le mes­sage du boss est bien pas­sé ? — pho­to Shanna Besson pour Why Not Productions

Le résul­tat est donc un excellent wes­tern, qui reprend tous les pon­cifs du genre mais les traite avec sub­ti­li­té en cher­chant à chaque étape un « truc en plus » — jus­qu’à un finale qui, pour « hap­py end » qu’il soit, sait faire preuve d’une cer­taine ironie.