Nerve

d’Ariel Schulman et Henry Joost, 2016, **

Quand j’é­tais petit, on avait un truc qui s’ap­pe­lait « chiche ». Ça don­nait à peu près ça : dans un bras de rivière, un cama­rade disait « chiche de sau­ter du haut du rocher ? », et il fal­lait sau­ter du haut du rocher. En gran­dis­sant, mes cama­rades m’ont don­né l’oc­ca­sion d’ex­pé­ri­men­ter moult adap­ta­tions du pro­cé­dé, de « chiche de tra­ver­ser schuss le champ de pou­dreuse ? » à « chiche d’en­chaî­ner Camping 3 et Tortues nin­ja 2 ? » (Oui, cer­tains de mes cama­rades ont des idées vrai­ment horribles.)

Parfois, quand on avait un appa­reil sous la main, on pho­to­gra­phiait le réci­pien­daire du « chiche » au moment où il le rele­vait. Ça per­met­tait de gas­piller de la pel­li­cule avec des pho­tos de gens à poil au bord de la route, de gens plan­tés sous la neige avec juste les skis qui dépassent, de gens en train de se cas­ser la gueule après avoir ten­té un saut périlleux bour­rés, de gens qui embrassent des amis devant leurs conjoints, de gens qui tra­versent une rivière sus­pen­dus sous la pas­se­relle au lieu de mar­cher des­sus, tout ça.

De nos jours, il est presque plus facile de fil­mer que de pho­to­gra­phier, et ça ne coûte rien. Et la magie d’Internet per­met de dif­fu­ser les vidéos en direct, et de lan­cer des « chiche » à des gens qu’on connaît même pas.

C’est tout le concept de Nerve, un jeu pour smart­phone où des « voyeurs » lancent des défis à des « joueurs ». Les jeunes d’au­jourd’­hui n’ayant plus rien à faire du simple hon­neur ridi­cule de rele­ver des défis idiots, il est for­cé­ment ques­tion d’argent : les voyeurs paient pour voir, les joueurs sont payés pour jouer, jus­qu’à ce qu’ils arrêtent de rele­ver les défis ou s’a­vèrent inca­pables de réussir.

Personnellement, ce défi m'inquiète beaucoup moins que certains précédents, mais bon. - photo Niko Tavernise pour StudioCanal
Personnellement, ce défi m’in­quiète beau­coup moins que cer­tains pré­cé­dents, mais bon. — pho­to Niko Tavernise pour StudioCanal

Bien enten­du, incon­nus obligent, ça dégé­nère assez vite : Blondie, qui doit d’a­bord embras­ser un incon­nu, doit ensuite essayer une robe hors de prix, puis sor­tir du maga­sin sans payer, puis filer en moto yeux fer­més, pen­dant que sa copine doit tra­ver­ser une échelle ins­tal­lée hori­zon­ta­le­ment entre deux immeubles. On apprend en pas­sant que, l’an­née pré­cé­dente, un joueur de Nerve a cas­sé sa pipe en rele­vant le défi de se tenir par une main à une grue (ce qui montre sur­tout qu’il était mau­vais, vu le nombre de petits cons qui font ça tous les jours sur YouTube).

Bref, on a les ingré­dients pour un petit thril­ler sans gros scé­na­rio, mais qui pas­se­ra sans pro­blème pour peu que la réa­li­sa­tion soit à la hauteur.

Ça tombe bien : s’il y a une chose effi­cace, c’est ça. Tous les aspects tech­niques du film — pho­to, mon­tage, réa­li­sa­tion, effets spé­ciaux, rythme, prise de son — sont réus­sis. C’est entraî­nant, cré­tin, amu­sant, flip­pant par­fois, plein de bonnes idées, l’ac­tion est vive mais reste fluide et lisible, tout bon. La pré­sen­ta­tion façon réa­li­té vir­tuelle de cer­tains pas­sages fonc­tionne éga­le­ment très bien et renou­velle agréa­ble­ment la tra­di­tion du contre-champ.

Mais il y a deux problèmes.

Je suis blonde, sage et réfléchie, et le truc le plus osé que je fasse, c'est d'utiliser un D5100 pendant les matches de foot. - photo Niko Tavernise pour StudioCanal
Je suis blonde, sage et réflé­chie, et le truc le plus osé que je fasse, c’est d’u­ti­li­ser un D5100 pen­dant les matches de foot. — pho­to Niko Tavernise pour StudioCanal

Le pre­mier, c’est les per­son­nages. Blondie est la sœur pas-cool de Coucourge, vous savez, le second rôle qui tient com­pa­gnie à la mouette dans Instinct de sur­vie : intro­ver­tie (au début), sérieuse (au début), vir­gi­nale (au début), elle devient joueuse par un choix pas du tout télé­pho­né puisque c’est seule­ment depuis 1932 que c’est un pas­sage obli­gé du teen-movie. Et une fois contrainte à s’ex­hi­ber, elle devient en deux secondes cool, allu­meuse et cré­tine comme seules les héroïnes de teen-movies peuvent l’être, réagis­sant au quart de tour à la moindre cri­tique et pour­ris­sant sa BFF à la pre­mière occa­sion. Cohérence du per­son­nage ? Oh ben non alors, pour quoi faire ?

Du coup, il est logique qu’elle fonc­tionne si bien avec Badboy, le motard über-cool à qui elle roule une pelle lors de son pre­mier défi : en deux minutes, elle se met à son niveau, et ça roule, un demi-cer­veau pour deux c’est un bon équi­libre. Badboy res­semble à s’y méprendre à un héros de Hitman — d’ailleurs il a la même palette d’ex­pres­sions — et est du coup par­fai­te­ment incar­né par le petit frère de James Franco, qui confirme son talent pour jouer des têtes-à-claques.

(Notons en pas­sant que l’im­mense majo­ri­té des acteurs ont l’air de pas trop savoir pour­quoi ils sont là, ce que j’at­tri­bue­rai sans hési­ter à une direc­tion médiocre, vu que deux actrices éva­dées d’Orange is the new black ont déjà mon­tré qu’elles étaient capable de faire beau­coup, beau­coup mieux.)

Et dis-moi… Tu aimes le tuning ? - photo Niko Tavernise pour StudioCanal
Et dis-moi… Tu aimes le tuning ? — pho­to Niko Tavernise pour StudioCanal

Le deuxième pro­blème, c’est que le scé­na­rio a été écrit à la truelle. Et je veux pas dire par là qu’il est en béton, non, juste qu’il est gros­sier et que les fini­tions sont bâclées. J’ai déjà par­lé des inco­hé­rences du per­son­nage prin­ci­pal qui d’un cla­que­ment de doigt se trans­forme de Cendrillon en Joan Jett, mais c’est loin d’être le pire.

En route, on a Maman, l’in­fir­mière héroïque qui tra­vaille dur pour que Blondie puisse aller à l’u­ni­ver­si­té l’an pro­chain, qui reçoit des alertes parce que son compte en banque reçoit des vire­ments. Frustré, l’a­mi-fidèle-qui-aime­rait-bien-sau­ter-l’hé­roïne-mais-lui-a-jamais-dit (concept super ori­gi­nal), dit à Maman que ça doit être parce que Blondie a trou­vé un tra­vail, et Maman l’a­vale sans tous­ser. Oui, sa fille, sa lycéenne de dix-sept ans, a trou­vé un taf qui lui vaut quatre vire­ments de 100 à 5 000 $ en une seule soi­rée, elle ne le lui en a pas par­lé, et ça ne l’in­quiète pas plus que ça ? Elle a pas vu Jeune et jolie ou quoi ?

Et puis, for­cé­ment, le jeu est super secret, parce que sinon il ne pour­rait pas exis­ter. Donc, l’a­dresse du ser­veur caché qui per­met d’y accé­der ne se trans­met que de bouche à oreille pour pas que la police s’en mêle. Du coup, dès que qui­conque a envie d’ac­cé­der au jeu, ben il le trouve en trois secondes, c’est‑y pas beau ça ?

On est des centaines sur place, des dizaines de milliers en ligne, mais c'est un secret. - capture de la bande-annonce
On est des cen­taines sur place, des dizaines de mil­liers en ligne, mais c’est un secret. — cap­ture de la bande-annonce

Et à la fin… Ouh là là, la fin, c’est splendide.

Je passe sur le fait que Frustré, comme tous les lycéens un peu geeks je sup­pose, roule en Subaru Impreza : il est sur­tout un super hacker qui peut joindre une hyper hackeuse pour péter le jeu, lequel est en train de dégé­né­rer parce que, devi­nez quoi, les voyeurs ont mis au défi un joueur d’en buter un autre. Et là, il y a plu­sieurs dizaines de mil­liers de gens qui regardent, quelques cen­taines qui se sont dépla­cées, tout le monde a l’air de savoir ce qu’il se passe, n’im­porte qui a accès au jeu en deux minutes, les hackeurs sont en train de modi­fier le code source et de le « com­mi­ter » en direct grâce à un bot­net (tout le monde sait qu’on modi­fie tout le temps le code source d’un logi­ciel répar­ti en cours d’exé­cu­tion et que toutes ses ins­tances sont alors mises à jour en temps réel)… mais quoi, y’a pas un seul flic qui ait ne serait-ce qu’en­ten­du par­ler du truc ?! Je savais que le bud­get indics du NYPD avait bais­sé depuis la fin de l’ère Giuliani, mais là on est vrai­ment en des­sous de tout.

Au bon du compte, Nerve est un grand clip bien fichu, entraî­nant et sédui­sant, mais c’est un peu comme un paquet de Haribo : ça tape à l’œil et ça fait plai­sir sur la langue au début, mais à la fin c’est un peu écœu­rant et à la seconde où on com­mence à réflé­chir à la com­po­si­tion, ça devient fran­che­ment affligeant.