Wynonna Earp

d’Emily Andras, depuis 2016, ****

Le Colt Single Action Army est né en 1872. Simple, rus­tique mais pré­cis, il inau­gu­ra la célèbre car­touche .45 Colt, qui en fai­sait l’une des armes de poing les plus puis­santes de son temps. Bien uti­li­sé, il garan­tis­sait à son uti­li­sa­teur une paix rapide et durable, et fut donc sur­nom­mé « paci­fi­ca­teur ». Le suc­cès fut au ren­dez-vous, auprès des mili­taires comme des civils : c’est « l’arme qui a conquis l’Ouest », qui res­ta en pro­duc­tion jus­qu’à la Seconde Guerre mon­diale et connut une myriade de déri­vés, en dif­fé­rents calibres et en diverses longueurs.

Toute res­sem­blance avec un wes­tern serait tota­le­ment volon­taire. — pho­to Michelle Faye

Wynonna Earp, elle, a le Pacificateur. Un Colt SAA de 1876, équi­pé d’un canon de 16 pouces (40,6 cm) et d’une poi­gnée en bois orné de gra­vures, offert à son aïeul par un auteur de romans. Elle a aus­si un carac­tère bel­li­queux, un goût pro­non­cé pour l’al­cool et les jurons, et un nez retrous­sé : la seule dif­fé­rence avec la Calamity Jane de Goscinny et Morris, c’est qu’elle vit en 2017.

Oh, et aus­si qu’elle est coin­cée à Purgatory, bour­gade au pied des Rocheuses cana­diennes enva­hie par les reve­nants des per­sonnes abat­tues par Wyatt Earp, qui doivent être ren­voyés en enfer par son héritier.

Alors voi­là, à pre­mière vue, Wynonna Earp est l’his­toire clas­sique d’un per­son­nage qui com­bat fan­tômes et démons, ici pla­cée sur la « fron­tière » à l’é­poque moderne. Version fémi­nine de Supernatural, ver­sion wes­tern de Buffy contre les vam­pires, ver­sion fan­tas­tique de Jane got a gun ou  ver­sion moderne de O.K. Corral, vous avez le choix pour ten­ter de défi­nir ce mélange de wes­tern moderne, de fan­tas­tique soft, de tra­gi-comé­die légère et d’ac­tion. La paro­die n’est jamais loin, l’u­ni­vers est un poil lou­foque, les vannes omni­pré­sentes apportent un second degré réus­si, tout en gar­dant çà et là une touche de sérieux, prête à res­sor­tir à point nommé.

Toute res­sem­blance avec le fan­tas­tique à la mode serait tota­le­ment volon­taire. — pho­to Syfy

Les fans purs et durs de fan­tas­tique pour­raient être un poil déçus, leur genre de pré­di­lec­tion n’é­tant pas au cœur de l’his­toire : s’il est bien ques­tion de malé­dic­tion, de pos­ses­sion et d’ap­pa­ri­tions, la série s’ins­crit avant tout dans l’hé­ri­tage du wes­tern, aus­si fidè­le­ment que Wynonna dans celui de Wyatt. Pour les fans de wes­terns modernes, en revanche (et vous savez que j’en suis), pour peu qu’ils appré­cient une touche de fan­tas­tique dans leurs contes, c’est sans doute l’œuvre à ne pas rater en ce moment : de la musique à l’al­cool de contre­bande en pas­sant par les conflits ter­ri­to­riaux et les bagarres de saloon, toute la pano­plie du genre y passe, à chaque fois déli­ca­te­ment remis au goût du jour sans jamais tra­hir ses racines. Les recettes tant du clas­sique que du spa­ghet­ti sont intel­li­gem­ment uti­li­sées et les réfé­rences sont innom­brables sans pour autant ver­ser dans le clin d’œil gra­tuit. Le beau tra­vail d’é­cri­ture s’é­ten­dant aux autres aspects tech­niques, le résul­tat est fran­che­ment agréable, le seul truc un peu bizarre étant l’ac­cent sudiste de Tim Rozon, juste un poil trop pro­non­cé pour faire naturel.

Ceci dit, aus­si entraî­nante, amu­sante et bien nar­rée soit-elle, ça n’est pas la lutte contre les reve­nants, démons, sor­cières et consorts qui fait le vrai sel de Wynonna Earp. C’est plu­tôt la diver­si­té des thèmes abor­dés, de la nais­sance à la mort en pas­sant par la culpa­bi­li­té, l’hé­roïsme (ou la conne­rie de se prendre pour un héros), la jus­tice et l’in­jus­tice, le des­tin et la pos­si­bi­li­té ou non d’y déro­ger, l’a­mour, la sexua­li­té, la haine et l’es­prit de ven­geance, les frus­tra­tions pour les cadets ou les pres­sions fami­liales sur les aînés…

Toute res­sem­blance avec une comé­die roman­tique serait tota­le­ment volon­taire. — pho­to Syfy

Ouvertement et très hon­nê­te­ment fémi­niste, la série ne se contente pas d’a­voir une héroïne mais pro­meut plu­tôt l’é­ga­li­té des sexes à tra­vers les petits détails : les réac­tions des mâles quand une femme prend ses propres déci­sions, les remises en cause des habi­tudes (ça aide, soit dit en pas­sant, d’a­voir des per­son­nages nés au 18è siècle), la liber­té de choi­sir ses par­te­naires, d’en chan­ger, d’y reve­nir, de s’ha­biller quand et comme on l’en­tend sans avoir à subir de réflexions… On trouve aus­si toute une gale­rie de por­traits fémi­nins, de la vin­di­ca­tive héroïne qui vit par le Colt à la douce, ser­viable et enthou­siaste bar­maid en pas­sant par la droite et incor­rup­tible fli­quette, les sadiques mani­pu­la­trices ou les entraîneuses/prostituées. Les mâles, en com­pa­rai­son, paraissent un peu pâles et, sur­tout, évo­luent beau­coup moins : si les femmes sont chan­geantes et com­plexes, leurs contre­points mas­cu­lins res­tent plus faci­le­ment dans leurs sté­réo­types attitrés.

En fait, il faut voir ce genre de série au moins une fois pour réa­li­ser à quel point les stan­dards nar­ra­tifs modernes ont trop sou­vent ten­dance à trai­ter les per­son­nages fémi­nins, même au pre­mier rôle, comme des per­son­nages secon­daires. Comparer la construc­tion des héros et héroïnes de Timeless et celle de Wynonna Earp, pour res­ter dans des séries fan­tas­tiques avec des clins d’œil his­to­riques et des pre­miers rôles fémi­nins, per­met de le consta­ter : la dif­fé­rence entre vou­loir les déve­lop­per (ce qui est géné­ra­le­ment le cas dans toutes les séries modernes) et les déve­lop­per réel­le­ment est sub­tile, mais elle persiste.

Dis, le second rôle masculin, t'as pas l'impression d'avoir trois fois moins d'expressions et d'émotions que moi ?
Toute res­sem­blance avec une série poli­cière moderne serait tota­le­ment volon­taire. — pho­to Syfy

Drôle, légère, paro­dique, par­fois tra­gique et sérieuse, tou­chant aus­si bien au fan­tas­tique qu’à la comé­die de mœurs ou au polar tout en res­tant pro­fon­dé­ment un « wes­tern pou­tine », Wynonna Earp est en tout cas une belle his­toire de femmes (à com­prendre comme on dit « une belle his­toire d’hommes », pas en réfé­rence à des prin­cesses à la noix) plus com­plexe et inté­res­sante qu’il n’y paraît à pre­mière vue.