Succession
de Jesse Armstrong, 2018–2023, **** puis moins
Logan Roy a cinq trous du cul. Le premier, la nature le lui a donné, comme à tous les mammifères. Les quatre autres, il les a faits lui-même, avec ses deux femmes. Il a donc, dans l’ordre : Connor, un débile fin de race qui claque la thune familiale en vivant comme un dandy dans son ranch avec sa maîtresse qui aurait l’âge d’être sa fille et qui se rêve en génie de la politique ; Kendall, crevure cynique cocaïnomane qui veut faire de la thune et être Papa à la place de Papa ; Roman, obsédé sexuel qui marche à l’humiliation et profite de l’argent du groupe pour assouvir ses pulsions ; et Siobhan, arriviste sans scrupules qui s’est construite dans l’opposition à son père et rêve de faire élire son pire ennemi à la présidence des États-Unis grâce à son intellect supérieur – du moins, supérieur à celui de ses frères…
Mais voilà que Logan fait une crise cardiaque et se retrouve plongé dans le coma. Qui, des quatre héritiers, des dirigeants de l’entreprise ou des gros actionnaires, déterminera le futur de Waystar Royco, l’énorme conglomérat de l’information et du divertissement qu’il a créé ?

Présenté comme cela, Succession semble être un rassemblement de tas de merde qu’on rêverait tous de crever. Mais il faut être honnête, il y a aussi des personnages plus positifs.
Déjà, il y a Tom, compagnon et souffre-douleur de Shiv (surnom de Siobhan, « shiv » désignant un surin, couteau ou autre truc pour percer des gens en argot de taulard), qui a grimpé les échelons de Waystar Royco jusqu’à diriger une des principales filiales du groupe. Il subit sa femme, conscient de n’être qu’un pion dans la stratégie de celle-ci – qui aimerait sans doute d’un côté avoir le président démocrate qu’elle aura fait élire pour faire chier son père, et de l’autre hériter de l’empire médiatique de son père à travers un prête-nom.
Bon, après, Tom est aussi un putain d’arriviste bien content que sa femme le téléguide jusqu’à des postes et des revenus dont il n’aurait jamais pu rêver en misant sur son talent, qui adore humilier ses employés pour se venger de ce qu’il subit à domicile, et qui applique sans états d’âme toutes les politiques qu’on lui demande de mettre en place – même lorsqu’il s’agit de purger une chaîne de télé de tout ce qui risquerait d’émettre une opinion à gauche de Trump ou de couvrir un réseau d’abus sexuels dans la filiale « croisières ». Bref, Tom est un labrador – et on vous rappelle derrière sa bonhomie apparente, le labrador est constamment sur le podium des races qui causent le plus de morts et de blessures graves chaque année.

Et évidemment, il y a Greg, petit-fils du frère de Logan – celui qui a pris ses distances avec ce roi des trous du cul, mais qui reste bien content de toucher les dividendes de l’entreprise. Greg, qui fait des petits boulots pour devenir indépendant, comme tous les jeunes qui sortent de la fac avec un diplôme de zoologie. Greg, qui permet aux scénaristes de nous présenter les personnages au fur et à mesure qu’il fait leur connaissance, qui est là par hasard lors de la crise cardiaque de Logan et qui devient l’assistant et souffre-douleur de Tom. Greg, qui se révèle être un Tom bis, aussi cynique, aussi obéissant, aussi infidèle et peu fiable, et peut-être encore plus prompt à jouer sur deux tableaux en même temps. En somme, un second labrador, avec la gentillesse apparente, avec le mordant caché, mais sans la fidélité.
Donc non, en fait, vous aviez raison, Succession est un rassemblement de tas de merde, le genre de personnes qui donne envie de mettre Laguiller au pouvoir parce que Poutou, honnêtement, il est pas assez radical pour les traiter comme ils le méritent.
Ça fait donc partie des séries qu’on regarde pour voir comment ces crevures vont se bouffer entre elles, qui sera la première à réussir à en tuer une autre, en rêvant qu’un jour le bas-peuple arrive à dégoter une guillotine – si jamais il arrive à penser à autre chose qu’aux sujets poussés par Logan et ses gosses sur leurs chaînes d’information de moins en moins honnêtes et de plus en plus prescriptrices.
Mais c’est aussi une série qui explique comment ça marche, comment les très très gros du divertissement, vous savez, les Rupert Murdoch (ouvertement la principale inspiration des auteurs), les Vincent Bolloré et consorts manipulent l’opinion, gèrent leurs affaires et accumulent les richesses plus vite qu’ils ne peuvent les claquer – malgré leurs efforts pour acheter un maximum de résidences et de produits de luxe tout en gaspillant un maximum de kérosène. Et évidemment, on montre aussi régulièrement comment ils méprisent les gens normaux (ceux qui gagnent moins de x millions par an), l’opinion publique et les travailleurs.

Et puis, paradoxalement, c’est une série humaine, voire très humaine. Chacun de ces trous du cul est, malgré tout, un être humain, avec ses faiblesses, ses angoisses, ses fiertés déplacées ou non, ses hontes méritées ou non. Chacun se positionne en permanence par rapport à Logan, patriarche, fondateur du conglomérat qui les a tous rendus immensément riches, personnage sanguin et implacable dont l’ombre recouvre tous ceux qui l’ont un jour approché. On présente évidemment l’insondable prétention, l’intolérable cruauté et l’infinie violence sociale de tous ces déchets humains, mais on s’attarde aussi sur leurs sentiments – car oui, malgré tout, même s’ils les refoulent presque systématiquement, ils en ont.
Le casting et la qualité des dialogues aident énormément à nous faire, comment dire… « Aimer », non, vraiment pas… à nous faire nous intéresser à ces personnages. Le naturel avec lequel acteurs et actrices incarnent une histoire qui dévoile couche après couche tous les travers de la famille (ainsi que des autres ultra-riches à qui elle a affaire), la clarté avec laquelle des concepts économiques méconnus sont peu à peu éclaircis au fil des conversations, les répliques cinglantes qui font beaucoup plus mal que n’importe quel coup, les retours de karma parfois inattendus qui guettent au coin de la route, tout cela fait de Succession une histoire franchement prenante, malgré quelques longueurs occasionnelles dans les deux dernières saisons. Celles-ci ont en revanche le grand intérêt de fournir une vision fascinante du système des élections présidentielles américaines et sont une forme de Géant des temps modernes – le film contait le choc entre vieilles fortunes de l’élevage et nouvelles richesses du pétrole, la série montre la collision entre vieilles fortunes du divertissement et nouvelles richesses de la tech.

La réalisation est en revanche assez banale. Outre un rythme parfois inégal, on note le choix d’une caméra à l’épaule et surtout de coups de zoom franchement chiants à la longue. Heureusement, le soin apporté à la photo, à la lumière et aux décors rattrape un peu le coup.
Voici donc une série bourrée de paradoxes, le premier étant l’absence totale et absolue de personnage principalement positif, le second un discours interprétable au premier degré comme de la fascination pour les 0,01 % ou au deuxième degré comme une critique quasi marxiste du capitalisme américain moderne, le troisième une tendresse permanente pour des personnages aussi attendrissants qu’un serpent à sonnettes schizophrène sous mélange alcool-cocaïne. C’est en tout cas très travaillé et original, et ça peut nourrir la réflexion sur son propre rapport aux personnages, au pouvoir et à l’argent.