First man

de Damien Chazelle, 2018, ****

C’est l’his­toire d’un bon ingé­nieur mais pilote médiocre, qui passe à deux doigts de plan­ter un X‑15, qui foire la ges­tion d’une panne sur Gemini 8, qui s’é­jecte trop bas d’un « som­mier volant », et qui est inex­pli­ca­ble­ment quand même sélec­tion­né pour com­man­der Apollo 11, où il sauve le vais­seau qui se diri­geait au mau­vais endroit.

C’est aus­si l’his­toire d’un homme qui a per­du sa fille et doit conci­lier sa mis­sion auprès de sa femme et son bou­lot — dans lequel il perd régu­liè­re­ment des amis au fil des accidents.

Ceci est un film d’as­tro­nautes. — pho­to Daniel McFadden pour Universal Studios

Ainsi, First man, le pre­mier homme sur la Lune (titre « fran­çais » exa­gé­ré­ment long et inuti­le­ment bilingue si vous vou­lez mon avis) se construit à l’op­po­sé de l’in­con­tour­nable clas­sique L’étoffe des héros. Celui-ci s’ou­vrait avec un cava­lier dans le désert qui se révé­lait pilote risque-tout et sur­doué ; celui-là se lance d’emblée dans l’ac­tion avec un conscien­cieux mal­adroit que l’on pré­sente avant tout comme un père de famille. L’un était une épo­pée héroïque, l’autre est un mélo intimiste.

Ça vole mal, un som­mier. D’ailleurs, trois sur cinq se sont cra­shés. — pho­to Daniel McFadden pour Universal Studios

C’est tout bête, mais dès l’in­tro­duc­tion, First man peut héris­ser les gens qui s’in­té­ressent un peu à Armstrong, au X‑15 et à leurs rela­tions. Le célèbre « rebond » du 20 avril 1962 était son sixième vol libre sur l’ap­pa­reil. Neil avait déjà inau­gu­ré le sys­tème de navi­ga­tion « Q‑ball » et déver­mi­né le troi­sième exem­plaire : autant dire qu’il avait fait ses preuves — d’ailleurs, il a fait un sep­tième vol, ce qui n’au­rait sûre­ment pas été le cas s’il avait mal géré son rebond, comme le film le laisse accroire. En fait, c’est sym­bo­lique d’un pro­blème récur­rent : trop atta­ché à ses per­son­nages, First man prend rare­ment la peine d’un pas en arrière pour rela­ti­vi­ser. En l’oc­cur­rence, l’i­dée qu’Armstrong était moins poin­tu que ses cama­rades vient sur­tout de ceux-ci, tous mili­taires d’ac­tive alors qu’il était « civil », ingé­nieur et pilote d’es­sais de la Nasa. Mais plu­tôt que de contex­tua­li­ser en pré­sen­tant l’é­ter­nelle gué­guerre qui pol­lue tous les envi­ron­ne­ments où pilotes mili­taires et civils sont mélan­gés, Singer et Chazelle ont pré­fé­ré en faire l’in­con­tour­nable fai­blesse du héros : s’il est plus ingé­nieur que les autres, il doit être moins pilote, du coup ça sera encore plus fort quand il pose­ra Eagle à la main, voilà.

La même remarque est valable pour le second grand moment de sus­pense du film, la rota­tion incon­trô­lable de Gemini 8 : d’a­près le scé­na­rio (et cer­tains com­men­ta­teurs de l’é­poque), Armstrong aurait pris de mau­vaises déci­sions alors qu’il exis­tait des moyens de sau­ver la mis­sion. Pourtant, Gene Kranz lui-même avait alors dit que l’é­qui­page avait eu affaire à une situa­tion pour laquelle aucune pro­cé­dure n’a­vait été défi­nie, pris des déci­sions rai­son­nables selon les don­nées dis­po­nibles, et que « s’ils ont mal réagi, c’est qu’on les a mal entraînés ».

Bref, comme beau­coup de films de ce domaine, First man n’est pas des­ti­né aux pas­sion­nés d’aéronautique.

Cela veut-il dire qu’il faut tout jeter ?

Non, bien sûr. Même si ça me fait mal de l’a­vouer, l’u­ni­vers ne tourne pas autour de l’aéronautique.

En fait, le sujet du film, c’est ça. — pho­to Daniel McFadden pour Universal Studios

Quoi qu’en dise mon intro­duc­tion, First man n’est vrai­ment pas l’his­toire d’un pilote ou d’un astro­naute. C’est celle d’un homme qui avance avec sa femme alors qu’ils ont per­du un enfant et pas mal d’a­mis, et qu’ils savent que ça peut lui arri­ver aussi.

C’est un bon gros mélo qui en fait par­fois un peu trop, mais qui par­vient ain­si à inté­res­ser qui­conque a déjà dû affron­ter des ten­sions dans un couple ou des obs­tacles professionnels.

Ça vous dérange pas si je vole la vedette à mon homme ? — pho­to Daniel McFadden pour Universal Studios

Dans ce domaine, le duo Gosling-Foy fonc­tionne impec­ca­ble­ment, Armstrong étant aus­si peu com­mu­ni­cant que dans la vraie vie. Si Chazelle appuie sans doute trop faci­le­ment et sys­té­ma­ti­que­ment sur la mort de Karen, celle d’Ed White sur­vient comme un vrai coup du sort qui relance le film — en plus d’être l’oc­ca­sion d’une recons­ti­tu­tion dra­ma­ti­que­ment fidèle. Le film est ain­si ryth­mé par les drames et les choix d’un couple sous ten­sion per­ma­nente, bien loin de l’i­mage clas­sique du héros explo­ra­teur qui fonce avec enthou­siasme. Il per­met ain­si à tout un cha­cun de s’i­den­ti­fier aux per­son­nages, ce qui n’é­tait pas for­cé­ment gagné vu la noto­rié­té de ceux-ci.

Le rythme, jus­te­ment, est par­fai­te­ment géré, pre­nant le temps des moments inti­mistes ou sprin­tant au fil des scènes d’ac­tion. Ainsi, quoi que l’on puisse dire de l’é­qui­libre du film — pas assez d’a­via­tion, trop de drames, pas assez de famille, ou le contraire —, il est par­fai­te­ment mené pour n’en­nuyer per­sonne, que l’on appré­cie les grands spec­tacles hol­ly­woo­diens ou les tra­gé­dies familiales.

Sept ans plus tard, Armstrong passe tou­jours un peu inaper­çu — mais ça va pas durer. — pho­to Daniel McFadden pour Universal Studios

Ainsi, mal­gré quelques choix dis­cu­tables, First man est un excellent bio­pic, qui ne tor­tille pas trop l’Histoire, offre des pres­ta­tions remar­quables à un superbe cas­ting et s’a­dresse aux fans de mélo inti­mistes comme à ceux de films d’ac­tion un peu sub­tils. L’un dans l’autre, un film un peu cali­bré, mais très réussi.