Gone, baby… gone

de Ben Affleck, 2007, ****

Patrick connaît bien les gens, leurs habi­tudes, leurs fré­quen­ta­tions, dans ce quar­tier de Boston où il a pas­sé toute sa vie. Du coup, avec Angie, il gagne son pain en retrou­vant des per­sonnes dis­pa­rues – géné­ra­le­ment des pau­més qui ne peuvent rem­bour­ser une dette et pré­fèrent faire le mort. Aussi, lors­qu’une gamine de quatre ans est enle­vée, il est sur­pris qu’on fasse appel à eux. Que faire ? Sachant qu’ils peuvent effec­ti­ve­ment obte­nir des réponses qu’au­cun flic n’au­ra, dans ce quar­tier pauvre où les képis sont tri­cards par prin­cipe ; sachant aus­si qu’il n’a jamais enquê­té sur une dis­pa­ri­tion d’en­fant et qu’il risque d’in­ter­fé­rer avec l’en­quête du chef Doyle, star de la police et spé­cia­li­sé dans ce genre de cas. Sachant sur­tout qu’il y a de grandes chances qu’ils ne servent à rien et ne retrouvent jamais l’en­fant et sachant que, s’ils la retrouvent, il y a de grandes chances que cela soit au fond d’une pou­belle… Doivent-ils vrai­ment s’in­fli­ger ça ?

Nous ne sommes pas des branques habillés comme des Franck Mée, nous sommes des enquêteurs. Photo Buena Vista International.
Nous ne sommes pas des branques, nous sommes des enquê­teurs. Photo Buena Vista International.

La pre­mière moi­tié du film est ain­si un polar d’en­lè­ve­ment d’un for­ma­lisme abso­lu, avec des flics qui col­la­borent plus ou moins de bon gré avec des détec­tives pri­vés, cha­cun obte­nant peu à peu des pistes diverses qui, recou­pées, donnent une idée des faits. Avec, déjà, ce dilemme lan­ci­nant : est-ce que ça sert à quelque chose, est-ce que ça va arri­ver quelque part, avoir une réponse défi­ni­tive est-il réel­le­ment pré­fé­rable à la pro­tec­tion du doute ?

Et puis, le film bas­cule. Le deuxième acte joue tou­jours avec les codes du polar, mais plonge dans le film noir d’encre, avec des per­son­nages tou­jours plus tiraillés entre jus­tice et morale, entre pro­messe et bon­té, entre hon­neur et inté­rêt. La des­cente est pro­gres­sive, mais les dilemmes s’ac­cu­mulent peu à peu, com­men­çant avec une ques­tion banale — quand on sait qu’un tas de merde deale, bat sa femme et mal­traite son gosse, mais que la per­qui­si­tion n’a rien don­né, est-il vrai­ment immo­ral de plan­ter un peu de coke pour lui faire débar­ras­ser le plan­cher et don­ner une chance à ses proches de s’en sor­tir ? — et posant suc­ces­si­ve­ment des ques­tions de plus en plus déli­cates, jus­qu’au point où Patrick a honte et Angie est fière pour la même rai­son, et où leur hié­rar­chie dif­fé­rentes des normes morales leur éclate à la gueule.

Kids forgive. And what do they get for that? Image Buena Vista International.
« Kids for­give. What do they get for it ? » Image Buena Vista International.

Si la pre­mière moi­tié est un polar très clas­sique qui montre avant tout la capa­ci­té du réa­li­sa­teur (Ben Affleck, qui n’a pas four­ni un film aus­si maî­tri­sé depuis) et du direc­teur de la pho­to­gra­phie (John Toll, qui n’a peut-être pas pon­du une image aus­si soi­gnée depuis¹) à ser­vir leur pro­pos sans en faire trop, c’est réel­le­ment cette seconde par­tie qui donne tout son sel à l’œuvre. C’est ici que les auteurs plongent vrai­ment dans la psy­cho­lo­gie de leurs per­son­nages pour y pui­ser de quoi son­der le sens moral du spec­ta­teur, ici qu’ils vous font poser mille ques­tions sur votre propre sys­tème de valeurs, ici qu’ils vous demandent ce que vous feriez si vous deviez résoudre des dilemmes moraux de ce calibre.

À ce niveau, le film doit évi­dem­ment autant à ses acteurs qu’à ses auteurs. Casey Affleck, avec sa tronche de gamin mal gran­di, ses into­na­tions déli­cates et sa pointe d’ac­cent traî­nant, est à son habi­tude dis­cret, intro­ver­ti et spec­ta­cu­lai­re­ment bon. Michelle Monaghan s’en sort plu­tôt bien, Ed Harris est à son habi­tude superbe, Morgan Freeman par­vient même à faire pas­ser deux mono­logues objec­ti­ve­ment trop bien écrits pour être tout à fait justes, et les deux Amy (Ryan et Madigan) sont abso­lu­ment excel­lentes dans deux registres très différents.

Film par­fait ? Que nen­ni, ras­su­rez-vous. Gone baby gone est un suc­cès indé­niable, mais il a les fai­blesses de ses qua­li­tés. Le finale, résu­mé à un der­nier plan magni­fique de com­po­si­tion et de sym­bo­lique, est dif­fi­cile à prendre en fai­blesse et boucle tout le film en vous lais­sant déci­der si c’est la fin la plus triste depuis Le pro­fes­sion­nel ou la plus heu­reuse depuis Les aris­to­chats ; mais le soin du détail et l’ob­ses­sion for­melle des auteurs se paient par­fois par une poi­gnée de répliques trop lit­té­raires, qu’il faut tout le talent de Morgan Freeman pour faire pas­ser. La démons­tra­tion de la rela­ti­vi­té du bien et de la jus­tice, pour impla­cable qu’elle soit, est éga­le­ment par­fois un peu lourde, et le der­nier dia­logue entre Freeman et Affleck aurait gagné à moins de détails et plus d’ellipse.

Mais pour un pre­mier film, ça reste un sacré chef-d’œuvre, solide, pre­nant, per­tur­bant et effi­cace, por­té par une réa­li­sa­tion déjà mature, un scé­na­rio soli­de­ment char­pen­té et des acteurs en grande forme.

¹ J’ai vu beau­coup de ses films depuis 2007, et aucun ne m’a vrai­ment mar­qué par sa pho­to, même si Cloud Atlas était plu­tôt réus­si de ce point de vue. Mais je n’ai pas vu deux comé­dies sans inté­rêt et sur­tout Loin de la terre brû­lée, dont l’am­biance gra­phique a l’air pas mal sur les pho­tos, donc je peux pas être tota­le­ment affirmatif.