Le cinquième pouvoir

de Bill Condon, 2013, ***

Après Facebook, c’est au tour de Wikileaks de faire l’ob­jet d’un film. Et après Zuckerberg, c’est au tour d’Assange de pas­ser pour un génie semi-autiste et caractériel.

L’histoire géné­rale, on la connaît : un petit site per­met d’en­voyer des don­nées chif­frées pour qu’elles soient publiées sans qu’on puisse remon­ter à la source. Il atteint une masse cri­tique qui lui fait rece­voir des docu­ments de plus en plus confi­den­tiels envoyés par des « whist­le­blo­wers » incon­nus — les gens qui, pris dans l’en­gre­nage d’une grosse machi­ne­rie, sont témoins d’exac­tions ou déten­teurs d’in­for­ma­tions diverses mais ne peuvent rien faire eux-mêmes. Et il finit par dif­fu­ser, avec l’aide de quelques grands quo­ti­diens, des rap­ports secrets du Pentagone et des câbles diplo­ma­tiques de l’État amé­ri­cain, qui vont envoyer son prin­ci­pal porte-parole dans un tor­rent d’emmerdes.

Le film se concentre sur l’ap­pa­ri­tion et la mon­tée de puis­sance de Wikileaks, et plus par­ti­cu­liè­re­ment sur Julian Assange, figure chris­tique, autiste cha­ris­ma­tique, mani­pu­la­teur oppor­tu­niste, égo­cen­trique altruiste. L’homme qui veut que l’in­for­ma­tion cir­cule, quel qu’en soit le prix, et que gou­ver­ne­ments, entre­prises et autres orga­ni­sa­tions soient contraints à la trans­pa­rence. L’homme, aus­si, dont l’e­go prend le pas sur la rai­son et qui finit par se cou­per de tous et vivre reclus dans une ambassade.

Vu comme ça, ça res­semble un peu à une pâle resu­cée de The social net­work et, soyons hon­nête, ça l’est un peu. Si les acteurs sont excel­lents, la réa­li­sa­tion n’a pas la maes­tria de Fincher et on a par­fois l’im­pres­sion que le film court après son maître au lieu de cher­cher sa propre voie.

Mais Le cin­quième pou­voir a une énorme qua­li­té, qui jus­ti­fie que j’aie été le voir et que je le conseille à mes confrères : c’est une piqûre de rap­pel. Assange pré­sente vis-à-vis de la presse la même méfiance que beau­coup de citoyens — la presse serait à la botte du pou­voir, ne publie­rait que ce qui ne dérange pas et serait com­plice pas­sive du grand détour­ne­ment de l’in­té­rêt com­mun. Domscheit-Berg, son bras droit à l’é­poque, consi­dère au contraire la presse comme une chambre d’é­cho indis­pen­sable et aurait plu­tôt ten­dance à voir les site de « fuites » comme une source faci­li­tant le tra­vail des jour­na­listes. Et le film évoque quand même pas mal le rôle de la presse, ses pro­messes et ses com­pro­mis­sions, notam­ment par les dis­cus­sions entre Nick Davies et les res­pon­sables du Guardian avant la publi­ca­tion des câbles diplo­ma­tiques amé­ri­cains. Il reprend, enfin, la ques­tion de la res­pon­sa­bi­li­té des moyens d’in­for­ma­tion dans la pro­tec­tion non seule­ment des sources, mais aus­si des sujets, à tra­vers la dif­fu­sion d’élé­ments d’i­den­ti­fi­ca­tion d’a­gents infil­trés ou de per­sonnes diverses.

S’il reste très cen­tré sur Assange, Le cin­quième pou­voir offre ain­si un panel assez varié sur la presse, ce qu’elle est et ce qu’elle pour­rait ou devrait être à l’heure où un bout d’Internet suf­fit pour faire pas­ser un docu­ment secret à n’im­porte qui. C’est glo­ba­le­ment un plai­doyer pour l’in­for­ma­tion, à l’ex­cep­tion des don­nées per­son­nelles (dont, tou­te­fois, il est pré­ci­sé qu’elles n’ont glo­ba­le­ment aucun inté­rêt, donc leur divul­ga­tion n’est pas gênante en soi).

Le titre est d’ailleurs assez mal choi­si : au bout du compte, Wikileaks y est pré­sen­té comme un vrai repré­sen­tant du « qua­trième pou­voir », qui désigne géné­ra­le­ment la presse et l’in­for­ma­tion. Les sept pre­miers devoirs de la Charte de Munich sont d’ailleurs pré­sen­tés dans le film comme des ver­tus car­di­nales de Wikileaks, jus­qu’au pétage de plombs d’Assange et à la publi­ca­tion des don­nées pri­vées des câbles diplo­ma­tiques en sep­tembre 2011.

Du coup, même si Le cin­quième pou­voir n’est pas une grande œuvre, c’est un film très inté­res­sant qui devrait sys­té­ma­ti­que­ment être étu­dié en écoles de jour­na­lisme. Parce que concrè­te­ment, Wikileaks est beau­coup plus près du jour­na­lisme que ne le sont les pompes à dépêches qui règnent sur les grands médias actuels.