Sully

de Clint Eastwood, 2016, ****

Un Airbus A320 décolle de la piste 4 de La Guardia, au cœur de New York. Deux minutes plus tard, les deux réac­teurs sont en panne : l’é­qui­page fait demi-tour, tente de retour­ner à l’aé­ro­port, mais s’é­crase au milieu des immeubles.

Cette scène, c’est le cau­che­mar d’ou­ver­ture de Sully. Ça per­met de fixer les enjeux : une panne à La Guardia, ça peut être dra­ma­tique. Ça montre aus­si en pas­sant que, quinze ans après, les Américains res­tent trau­ma­ti­sés par l’i­mage d’un avion de ligne dans les bâti­ments de Manhattan… Mais ça ne sert à rien dans l’his­toire elle-même, puisque Sullenberger et Skiles, en vrai, n’ont pas choi­si de reve­nir à La Guardia : ils ont visé l’Hudson, où leur Airbus amer­rit sans tuer personne.

Était-ce la bonne déci­sion ? Oui, bien sûr : un acci­dent d’a­vion où, sur 155 per­sonnes, les bles­sures les plus graves sont une entaille pro­fonde au mol­let, deux frac­tures de l’é­paule et une frac­ture mineure du ster­num, on pour­rait même y voir une inter­ven­tion divine — le gou­ver­neur de New York a d’ailleurs très rapi­de­ment bap­ti­sé cet acci­dent « miracle sur l’Hudson ».

Plouf, plouf : l'avion parfois fait plouf. - photo Warner Bros
Plouf, plouf : l’a­vion par­fois fait plouf. — pho­to Warner Bros

Certes, mais… Était-ce la bonne décision ?

C’est la pre­mière intel­li­gence de Sully : puisque tout le monde sait que Sullenberger est un héros dont les déci­sions rapides, les réac­tions effi­caces, l’ex­pé­rience et l’ex­per­tise sont uni­ver­sel­le­ment louées, zap­pons toute cette par­tie et atta­quons direc­te­ment par la remise en cause de ces véri­tés glo­ba­le­ment admises. À cinq minutes du début, nous voyons les pilotes et le NTSB et nous savons que, étant don­né le point d’im­pact, l’a­vion pou­vait pla­ner jus­qu’à La Guardia ou Teterboro. Ce n’est qu’en­suite, par des flash-back déli­ca­te­ment inté­grés, que le scé­na­riste pré­sente l’ac­ci­dent et son héros.

La deuxième grande intel­li­gence de Sully, c’est de ne pas trop se concen­trer sur celui-ci, ou même sur le seul duo Sullenberger-Skiles. Les hôtesses ont toute leur res­pon­sa­bi­li­té dans la bonne pré­pa­ra­tion des pas­sa­gers et leur éva­cua­tion sûre, le contrôle aérien dégage effi­ca­ce­ment la route à l’ap­pa­reil et répond en quelques secondes à toutes ses ques­tions, les équi­pages des fer­ries qui tra­ver­saient l’Hudson réagissent immé­dia­te­ment et rejoignent rapi­de­ment l’é­pave, le triage et la prise en charge des bles­sés s’en­chaînent par­fai­te­ment… C’est un vrai tra­vail d’é­quipe, tota­le­ment impro­vi­sé mais par­fai­te­ment effi­cace, qui a per­mis à 155 per­sonnes de s’en sor­tir presque indemnes.

Mais ce n’est pas tout. La réa­li­sa­tion et la direc­tion d’ac­teurs font éga­le­ment preuve d’in­tel­li­gence : comme sou­vent, Eastwood évite toute sur­en­chère. Le grand spec­tacle pyro­tech­nique typique des films-catas­trophes, c’est bon pour les cau­che­mars ; la réa­li­té, c’est une brève der­nière flamme des deux réac­teurs, un avion qui plane gen­ti­ment, des pas­sa­gers qui flippent un peu, qui envoient un (fina­le­ment pas) der­nier tex­to et qui se mettent en posi­tion de sécu­ri­té sans hur­le­ment hys­té­rique, et fina­le­ment un amer­ris­sage bru­tal mais pas si violent. Si vous avez une bonne his­toire, inutile d’en faire trop : cette sobrié­té géné­rale fonc­tionne par­fai­te­ment et le résul­tat est ain­si infi­ni­ment plus réa­liste qu’une réa­li­sa­tion plus flam­boyante. D’ailleurs, Komarnicki et Eastwood n’en rajoutent pas non plus dans le pathé­tique et, s’ils placent bien une petite ten­sion amé­ri­caine entre Sullenberger et sa femme, cela reste rai­son­nable et secondaire.

Il n'a fallu que quelques minutes pour que les ferries rejoignent N106US et commencent à évacuer ses occupants. - capture de la bande-annonce
Il n’a fal­lu que quelques minutes pour que les fer­ries rejoignent N106US et com­mencent à éva­cuer ses occu­pants. — cap­ture de la bande-annonce

J’ajouterai un point essen­tiel pour moi : la vali­di­té aéro­nau­tique. Là, on sent que, à l’o­ri­gine, il y a des pilotes (le film se base sur les mémoires de Sullenberger) et que les rap­ports du NTSB ont été lus. Vocabulaire, phra­sé, mou­ve­ments, tout est dans le très haut du panier, à cent lieues des films-catas­trophes où les pilotes font n’im­porte quoi, et la recons­ti­tu­tion détaillée des trois der­nières minutes du vol est qua­si­ment irré­pro­chable. Mieux : mal­gré ce fond tech­nique soli­de­ment char­pen­té, l’ap­proche est pro­gres­sive et acces­sible au grand public. Par exemple, inutile de vous expli­quer ce que c’est qu’une APU, vous sau­rez juste que c’est le pre­mier truc que Sullenberger démarre après l’ac­ci­dent, que c’est en fin de check-list chez Airbus, et que la démar­rer tout de suite a peut-être sau­vé l’a­vion — et c’est bien cela qui est impor­tant. De même, le vol est pré­sen­té deux fois, une pour la nar­ra­tion, une pour l’en­quête : la pre­mière passe est assez légère pour faire com­prendre la trame géné­rale, la seconde, une demi-heure plus tard et après quelques échanges avec le NTSB, est plus com­plète et per­met de sai­sir les élé­ments importants.

On parle tout de même beau­coup aux avia­teurs, d’a­bord par cet éter­nel adage : avant toute chose, « pilote l’a­vion ». Ensuite, toute la chaîne de déci­sions et les méca­nismes qui les dirigent sont pré­sen­tés, for­mant un rap­pel indis­pen­sable sur les fac­teurs humains et la ges­tion du stress. Combien de temps faut-il pour com­prendre que l’on est dans un pla­neur ? Peut-on faire confiance à son œil et à ses tripes pour déci­der de reve­nir ou de choi­sir une autre voie ? On peut éga­le­ment se deman­der si, à par­tir du moment où Sullenberger dit « je ne sais pas, on va peut-être finir dans l’Hudson », cette simple pen­sée ne l’a pas dis­trait d’autres solu­tions moins ris­quées… Au bout du compte, « avez-vous des pro­blèmes avec votre femme ? » peut paraître une ques­tion dépla­cée, mais c’est peut-être un des détails les plus réa­listes du film que de voir les enquê­teurs s’in­té­res­ser non seule­ment à l’é­tat phy­sique (fatigue, san­té, sobrié­té), mais aus­si aux dis­po­si­tions psy­cho­lo­giques des pilotes.

Euh, tu sais que poser un Airbus dans de l'eau gelée, c'est pas une bonne idée, hein ? - photo Warner Bros
Euh, tu sais que poser un Airbus dans de l’eau gelée, c’est pas une bonne idée, hein ? — pho­to Warner Bros

Mais tout cela est appor­té en dou­ceur, comme un niveau de lec­ture sup­plé­men­taire et tota­le­ment option­nel, et seules les consi­dé­ra­tions essen­tielles sont réel­le­ment détaillées pour le grand public. Trouver un équi­libre entre cor­rec­tion tech­nique et vul­ga­ri­sa­tion est tou­jours un casse-tête (sauf pour ceux qui ne s’en sou­cient pas). J’ai le sen­ti­ment que les auteurs ont ici réus­si un véri­table tour de force, met­tant en avant à la fois les aspects tech­niques et les fac­teurs humains, tri­ant pour les rendre par­fai­te­ment intel­li­gibles, ceci sans trans­for­mer leurs per­son­nages ni en robots, ni en Bisounours, ni en surhommes.

Bien enten­du, après tant de louanges, il est temps de cher­cher si quelque chose manque. Et comme aucun film n’est par­fait, il y a for­cé­ment des élé­ments qui ne fonc­tionnent qu’à moitié.

Le prin­ci­pal est que, fina­le­ment, Sully est un bio­pic et semble quelque part s’en conten­ter. Il n’est qu’un por­trait — por­trait d’un homme, por­trait d’un acci­dent, por­trait de tout un équi­page, por­trait des secours, mais por­trait. Il ne cherche pas réel­le­ment à entraî­ner le spec­ta­teur et manque un peu de por­tée uni­ver­selle : en fait, on ne se sent pas impli­qué per­son­nel­le­ment dans l’histoire.

Super méchants, le NTSB ? Je l'ai pas ressenti comme ça. - capture de la bande-annonce
Super méchants, le NTSB ? Je l’ai pas res­sen­ti comme ça. — cap­ture de la bande-annonce

On ne peut pas par­ler de Sully sans évo­quer le cas du NTSB. Un point est indé­niable, le film passe un peu à côté de son vrai rôle : ana­ly­ser les vols qui se passent mal (ou qui se passent bien, mais par hasard) et voir quelles leçons peuvent en être tirées pour amé­lio­rer tous les vols. Mais la pré­sen­ta­tion des enquê­teurs est-elle hon­nête ? De mon point de vue, ils sont sans doute plus inci­sifs que dans la réa­li­té, mais ils ne sont pas réel­le­ment hos­tiles et, au fond, celui que l’on voit le plus dou­ter, c’est Sullenberger lui-même, qui rejoue le vol nuit et jour en essayant de voir lui-même s’il a vrai­ment tout fait comme il le fal­lait. Mais d’autres ont eu l’im­pres­sion que le NTSB était pré­sen­té comme une équipe de flics venus char­ger les pilotes, des vilains incultes agres­sifs oppo­sés au gen­til héros posi­tif. J’ai du mal à com­prendre ce point de vue, qui ne cor­res­pond pas à mon res­sen­ti, mais appa­rem­ment celui-ci est assez par­ta­gé pour que cer­tains s’in­quiètent pour la cré­di­bi­li­té même du comité.

Cela reste tout de même le bio­pic le plus équi­li­bré d’Eastwood, après l’é­loge hagio­gra­phique Invictus, le très froid J. Edgar, et l’at­ten­tat his­to­rique American sni­per. C’est bien fait, ryth­mé, par­fai­te­ment pho­to­gra­phié, inter­pré­té, diri­gé et réa­li­sé, et le scé­na­rio est un superbe exemple de vul­ga­ri­sa­tion réus­sie. Et puis, ce n’est pas tous les jours que les irré­duc­tibles mor­dus d’a­via­tion peuvent aller voir le même film que leurs cama­rades normaux.

Ah, et si vous vous posez tou­jours la ques­tion du début : « le seul vol simu­lé pre­nant en compte des élé­ments de la vraie vie […] fut un échec. Aussi, le NTSB conclut que la déci­sion du com­man­dant d’a­mer­rir sur l’Hudson […] maxi­mi­sait la pro­ba­bi­li­té de sur­vivre à l’ac­ci­dent. » (rap­port du NTSB, p.106)

Autrement dit : c’é­tait sans doute la bonne décision.