Point limite

de Sidney Lumet, 1964, ****

Début 1964, les Américains avaient le plai­sir de décou­vrir un film com­plè­te­ment fou : Docteur Folamour, ou com­ment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. Cette satire extrê­me­ment grin­çante repo­sait sur l’i­dée qu’un taré amé­ri­cain lan­çait une attaque nucléaire contre l’URSS et que les Américains encore sains d’es­prit ten­taient de le stop­per en col­la­bo­ra­tion avec les Russes, afin d’é­vi­ter l’es­ca­lade des réponses jus­qu’à l’a­po­ca­lypse planétaire.

Fin 1964, les Américains n’a­vaient donc peut-être plus trop le goût pour regar­der un film sur les ripostes auto­ma­tiques et la des­truc­tion mutuelle assu­rée. C’est dom­mage, parce que c’est pré­ci­sé­ment le thème adop­té par Sidney Lumet.

Bon, nos avions sont là et là, on va pouvoir les ramener… - photo Columbia Pictures
Bon, nos avions sont là et là, on va pou­voir les rame­ner… — pho­to Columbia Pictures

Sauf que Lumet n’a pas du tout l’in­ten­tion de plai­san­ter. Il part d’un roman sérieux (Kubrick aus­si, mais lui l’a­vait tota­le­ment retour­né), et il sou­haite en gar­der toute la dimen­sion tra­gique, la ten­sion dra­ma­tique et le réa­lisme tech­nique. C’est un pro­blème infor­ma­tique qui envoie à une patrouille de bom­bar­diers l’ordre d’at­ta­quer Moscou, et tous les évé­ne­ments qui suivent sont logiques, sobres et tendus.

Malgré quelques scènes exté­rieures, le film reprend la logique du huis-clos : tout ou presque se passe dans une pièce d’é­tat-major et dans la salle de crise pré­si­den­tielle. Il repose essen­tiel­le­ment sur ses acteurs, qu’ils soient visibles ou mas­qués (les Soviétiques ne sont là qu’à tra­vers le télé­phone), et sur des dia­logues extrê­me­ment soi­gnés ; mais cette recette est par­fai­te­ment maî­tri­sée (après tout, Lumet a été nom­mé aux Oscars pour son tout pre­mier film, un huis-clos bap­ti­sé Douze hommes en colère) et les inter­pré­ta­tions éco­nomes en sen­ti­ments ren­forcent l’â­pre­té de l’œuvre.

Un président, un traducteur, un téléphone rouge. - photo Columbia Pictures
Un pré­sident, un tra­duc­teur, un télé­phone rouge. — pho­to Columbia Pictures

Dur comme la pointe avant d’un B‑58, impla­cable comme l’en­chaî­ne­ment des pro­cé­dures mili­taires, Point limite pro­gresse régu­liè­re­ment en éli­mi­nant peu à peu les vagues espoirs de ses per­son­nages, qui sentent se refer­mer un piège et savent que, du fond de leur bun­ker, ils auront la mal­chance d’y survivre.

Plaidoyer impi­toyable pour le contrôle non seule­ment des armes, mais aus­si et sur­tout des auto­ma­tismes char­gés de les déli­vrer, c’est un exemple pré­coce de science-fic­tion scep­tique, un thril­ler angois­sant par­fai­te­ment mené, et une œuvre noire qui ne fait aucun cadeau. C’est exac­te­ment le contraire de Docteur Folamour, ou com­ment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe, mais c’est tout aus­si fort et incon­tour­nable — ce sont en fait les deux faces d’une même pièce.