La tortue rouge

poé­sie expé­ri­men­tale de Michaël Dudok de Wit, 2016

C’est l’his­toire d’un Hollandais voya­geur. Étudiant l’a­ni­ma­tion en Suisse puis au Royaume-Uni, il vit un temps en Espagne avant de s’ins­tal­ler à Londres. Là, il tra­vaille dis­crè­te­ment dans la publi­ci­té et, de temps en temps, réa­lise un court-métrage, en France, en Angleterre ou aux Pays-Bas ; ses œuvres sont recon­nues et sou­vent récom­pen­sées (jus­qu’à lui valoir un Oscar), mais tou­jours sans faire trop de vagues. Puis, la retraite appro­chant, il se penche sur l’œuvre d’une vie, par­vient à atti­rer l’at­ten­tion de dieux vivants, pro­duit entre la France, la Belgique et le Japon, et laisse tout le monde sur le cul.

Cette suc­cess-sto­ry n’est pas racon­tée dans La tor­tue rouge. C’est celle de son auteur-sto­ry-boar­der-gra­phiste-adap­ta­teur-réa­li­sa­teur, Michaël Dudok de Wit, tota­le­ment igno­ré du grand public mais recon­nu chez les ani­ma­teurs au point que, pour son pre­mier long métrage, c’est Isao Takahata (Loué soit Son nom) qui s’est char­gé de la pro­duc­tion exé­cu­tive — et oui, en trente ans, c’est la pre­mière fois que le stu­dio Ghibli copro­duit un film européen.

Tout ça pour dire que si Dudok de Wit n’est pas très connu, il a su convaincre les plus grands d’un bout à l’autre de la pla­nète, y com­pris des gens répu­tés plu­tôt exigeants.

« Et toi ? », me deman­de­rez-vous, car au fond si vous êtes là c’est pas pour que je vous raconte ce que Isao Takahata pense de Michaël Dudok de Wit, n’est-ce pas ?

Ben moi, je fais par­tie des gens qui sont là, le cul dans le sable, en se deman­dant ce qu’il vient de se passer.

L'homme, la nature.
L’homme, la nature.

D’abord, ne vous lais­sez pas abu­ser par les ciné­mas qui vous l’an­noncent en VF ou en VO. Que vous soyez néer­lan­do­phone hos­tile aux tra­duc­tions ou indi­vi­du nor­mal aller­gique au hol­lan­dais, vous pou­vez y aller pareil, même si vous êtes en voyage en Australie avec un groupe de Péruviens : tout le monde va com­prendre l’in­té­gra­li­té des dia­logues. Il n’y a en fait que deux ou trois ono­ma­to­pées et abso­lu­ment zéro mot dans le film, qui repose sur les into­na­tions, les mimiques, la ges­tuelle pour faire pas­ser ses inten­tions. La bande-son est extrê­me­ment impor­tante (et la musique ori­gi­nale est peut-être ma seule réserve), mais elle n’in­clut aucun échange verbal.

C’est rare dans les films avec d’ex­cel­lents acteurs ? Oui, ben c’est encore plus rare dans les films d’a­ni­ma­tion (sauf dans les courts-métrages) : même Wall⋅E a des dia­logues dans sa deuxième moitié.

Un minimalisme ultra-détaillé.
Un mini­ma­lisme ultra-détaillé.

Ensuite, sachez une chose : si La tor­tue rouge raconte une his­toire (celle d’un Robinson dont le radeau est sys­té­ma­ti­que­ment atta­qué par une tor­tue rouge, le contrai­gnant à res­ter sur son île tant qu’il n’au­ra pas trou­vé un moyen de s’en­tendre avec elle), c’est sur­tout un point de vue sur la vie, d’a­bord méta­pho­rique (les gens qui nous retiennent, les cara­paces qui se fis­surent, tout ça), puis nar­ra­tif (la seconde moi­tié est beau­coup plus directe). À ce titre, ça joue sur les émo­tions avec dou­ceur et sub­ti­li­té : la vie, c’est long, par­fois dou­lou­reux, par­fois mer­veilleux, plein d’es­poirs, de joies, de peurs et de déchirements.

L'aérien en trait pur façon BD belge, l'aquatique en textures façon anime japonais.
L’aérien en trait pur façon BD belge, l’a­qua­tique en tex­tures façon anime japonais.

Pour faire pas­ser tous ces sen­ti­ments sans ver­ser dans la sen­si­ble­rie, le film joue la carte du conte poé­tique. On com­prend vite pour­quoi les dieux de Ghibli ont été séduits : on retrouve des élé­ments habi­tuels de leurs films, à com­men­cer par l’im­por­tance de la nature, à la fois nour­ri­cière et hos­tile, avec laquelle l’homme peut com­po­ser mais face à laquelle il est frêle et dému­ni. Le gra­phisme est par­fois très « ghi­blien », notam­ment dans le mélange entre décors au fusain ultra-détaillés, humains plus épu­rés offrant une excel­lente lisi­bi­li­té du mou­ve­ment, et des­sins et tex­tures modernes d’une finesse remar­quable sur d’autres élé­ments. Il ne s’a­git cepen­dant pas de par­ler de gra­phisme japo­nais : La tor­tue rouge en est presque l’an­ti­thèse, repo­sant sur les atti­tudes et le lan­gage cor­po­rel bien plus que sur l’ac­tion et l’ex­pres­si­vi­té des visages. En fait, c’est la fusion extrê­me­ment réus­sie entre tech­nique japo­naise et gra­phisme euro­péen, le trait étant sou­vent inter­mé­diaire entre école de Marcinelle et école de Bruxelles.

Le résul­tat est une sorte de mini­ma­lisme flam­boyant qui porte magni­fi­que­ment la lim­pide com­plexi­té de la nar­ra­tion. Profondément tou­chant sans être tire-larmes, tra­gique sans en faire trop, comique sans for­cer son rire, c’est une œuvre poé­tique, sub­tile et extrê­me­ment réus­sie, qui ne souffre que d’une musique alto un peu trop pré­sente par moments.