Dexter

Me James Manos Jr, depuis 2006, ****+

Connaissez-vous votre voi­sin ? C’est un type char­mant, qui vit à Miami, dis­cret, ser­viable quand vous en avez besoin, trans­pa­rent quand vous ne vou­lez pas le voir, avec une femme char­mante et deux beaux-enfants qu’il élève en vrai père. C’est aus­si un assis­tant judi­ciaire effi­cace, spé­cia­li­sé dans l’a­na­lyse des pro­jec­tions sur les scènes de crime. Il est bien coif­fé et habillé à la mode locale, tou­jours cour­tois, sans un mot plus haut que l’autre. Ah, et puis le soir, il part en chasse et découpe des meur­triers en mor­ceaux, parce qu’il est aus­si le plus impla­cable tueur en série de Floride, aus­si conscien­cieux pour enfon­cer une lame dans un cœur que pour atta­cher son fils avant de l’emmener à l’école.

Dexter Morgan, peut-être le pre­mier vrai héros ambi­gu de la télé amé­ri­caine. D’autant plus ambi­gu que même comme meur­trier, il a une morale à toute épreuve : seule­ment des assas­sins, seule­ment après avoir des preuves irré­fu­tables, et de pré­fé­rence après que la jus­tice n’a pas réus­si à les attra­per. Découpés en petits sacs, les­tés, les voi­là au fond de golfe du Mexique et réduits à l’i­nof­fen­si­vi­té¹. Foncièrement gen­til, mais assoif­fé de sang, en somme.

Dexter, la série (j’ai le bou­quin dans la pile des trucs à lire, prê­té par Ghusse², le temps que je le lise et je le ren­drai direc­te­ment à son fils quand il sera majeur), joue en per­ma­nence sur cette oppo­si­tion, dont Dexter, le per­son­nage, est non seule­ment conscient, mais sou­vent déchi­ré. Narrateur de l’his­toire, il parle de son « pas­sa­ger obs­cur« ³, cette nature pré­da­trice qu’il ne peut assou­vir qu’en choisissant,traquant puis tuant ses proies ; il s’y oppose par­fois, tente de lui résis­ter, de « deve­nir humain », l’ac­cepte le plus sou­vent… Il le mau­dit aus­si régu­liè­re­ment lors­qu’il doit jon­gler avec ses dif­fé­rentes acti­vi­tés : père de famille, assis­tant judi­ciaire — donc sou­vent appe­lé à tra­vailler à l’im­pro­viste — et jus­ti­cier mas­qué. Et puis, Dexter se reproche sou­vent son han­di­cap sen­ti­men­tal, son inca­pa­ci­té à aimer et à com­prendre les codes ami­caux et amou­reux des autres êtres humains : quelle émo­tion est-il cen­sé res­sen­tir, com­ment la mimer cor­rec­te­ment, quand au fond son seul but est de conclure la conver­sa­tion pour aller chas­ser un assas­sin dans un bistrot ?

Bien enten­du, tout cela repose à fond sur Michael Hall, qui avait déjà excel­lem­ment inter­pré­té David Fisher et est sans doute un des grands noms des séries télé amé­ri­caines actuelles. Les seconds rôles sont moins tra­vaillés, sou­vent sté­réo­ty­pés, à quelques excep­tions près — Harry, père adop­tif pas dépour­vu d’am­bi­guï­tés, « Trinity », assas­sin père de famille avec qui Dexter entre­tien­dra un temps une rela­tion extrê­me­ment tor­due, et Lumen, sur­vi­vante d’un gang d’as­sas­sins, sont plus écrits et plus com­plexes. On peut éga­le­ment noter un effort pour huma­ni­ser Debra, la sœur, sté­réo­type de la fli­quette qui a essayé de prou­ver à son père qu’elle pou­vait être un fils.

Pourtant, Dexter prend et tient. On a pu craindre le pire lors de la troi­sième sai­son — que tout esprit sain pour­ra zap­per sans pro­blème, vu qu’elle n’ap­porte rien à l’in­trigue — mais la qua­trième et la cin­quième ont repris un excellent rythme, avec deux autres per­son­nages de bon niveau qui poussent un peu plus loin la confron­ta­tion entre Dexter et son pas­sa­ger sombre.

C’est donc une excel­lente série, sou­vent un peu noire et cynique, par­fois drôle, sou­vent drôle qui pique un peu, bien four­nie en rebon­dis­se­ments ter­ri­bles⁴ et en ten­sion par­fai­te­ment gérée.

Accessoirement, rien que le géné­rique mérite d’être vu une fois. C’est à lui seul un petit court-métrage de deux minutes, qui illustre par­fai­te­ment la dua­li­té du per­son­nage en fil­mant façon film d’hor­reur la bana­li­té du petit-déjeuner.

¹ Oui, ça existe, d’a­près le TLF en tout cas.

² Je ne mets pas de lien, sinon vous allez voir que la der­nière mise à jour de son blog date d’a­vant la nais­sance de Mathusalem.

³ Dans la ver­sion fran­çaise, “dark pas­sen­ger” devient « pas­sa­ger noir ». Mais per­so, je trouve le terme « obs­cur » plus adap­té. C’est que mon avis, mais je fais ce que je veux, na.

⁴ La fin de la qua­trième sai­son a retour­né tous les fans avec qui j’en ai dis­cu­té, mais genre « woh putain, woh putain… Woh putain ! » et que le silence qui suit est encore de Melissa Rosenberg et Scott Reynolds.