Les suffragettes

de Sarah Gavron, 2015, ****

On l’ou­blie sou­vent mais, il y a tout juste cent ans, l’i­dée même qu’une femme vote, dis­pose de son salaire ou exerce une pro­fes­sion valo­ri­sante tenait du délire. Au Royaume-Uni, tout le monde se sou­ve­nait de Victoria comme d’une grande reine, mais celles qui deman­daient un salaire simi­laire à celui d’un homme, un mot dans l’é­la­bo­ra­tion des lois ou même le droit de déci­der pour leur enfant res­taient mépri­sées, ain­si que leurs pères et leurs maris « inca­pables de les tenir à leur place ».

Le début du ving­tième siècle vit le déve­lop­pe­ment, d’a­bord paci­fique, puis pro­vo­ca­teur, puis de plus en plus violent, d’un mou­ve­ment  cris­tal­li­sé sur le droit de vote : l’Union sociale et poli­tique des femmes, dont les membres sont plus connues sous le sur­nom de suf­fra­gettes. C’est un peu l’his­toire de celui-ci qui est contée à tra­vers le par­cours de Maud, qui tra­vaille dans une buan­de­rie indus­trielle. Dans cette entre­prise « cor­recte », et mal­gré une car­rière aus­si ful­gu­rante qu’il est pos­sible pour son sexe, elle sue sur des tâches phy­siques et dan­ge­reuses, 30 % plus long­temps qu’un homme qui fait tran­quille­ment les livrai­sons à l’ex­té­rieur, pour 30 % moins d’argent. Embarquée par hasard dans les réunions de suf­fra­gettes, puis embar­quée pas par hasard par la police, elle finit par rejoindre l’ac­tion directe en per­dant peu à peu famille, res­pec­ta­bi­li­té et revenus.

Cuire toute la journée pour 13 shillings, quand les livreurs mâles gagnent presque une livre. photo Concorde Filmverleih
Cuire toute la jour­née pour 13 shil­lings, quand les livreurs mâles gagnent presque une livre. pho­to Concorde Filmverleih

La pre­mière force du film, c’est évi­dem­ment Carrey Mulligan. Bien sûr, son petit minois un peu triste colle par­fai­te­ment au per­son­nage, mais elle y ajoute une jus­tesse irré­pro­chable même lorsque le scé­na­riste déci­dé de tirer la corde du sen­ti­men­ta­lisme exa­gé­ré — la der­nière scène avec le fils, par exemple, aurait gagné à plus de sobrié­té. Elle est bien sou­te­nue par un lot de seconds rôles extrê­me­ment solides, menés par une Bonham-Carter que l’on n’a­vait pas vue aus­si bonne depuis un moment et un Whishaw aus­si sobre en mari aimant qu’en type ordi­naire per­du par les événements.

Car sa deuxième force, c’est de ne pas trop juger ses per­son­nages. Les femmes enga­gées ne sont pas des héroïnes irré­pro­chables et vivent leur lot de dis­sen­sions, sur­tout avec la radi­ca­li­sa­tion de cer­taines d’entre elles ; les femmes non enga­gées ne sont pas de lâches traî­tresses, et les hommes ne sont pas tous des salauds — même les flics. Les uns comme les autres font ce qu’ils peuvent avec leurs convic­tions, leurs envies, leurs loyau­tés, la socié­té envi­ron­nante et leurs contra­dic­tions per­son­nelles, et même une conscience poli­tique n’est pas un bloc de convic­tions mais un sen­ti­ment variable, qui naît, gran­dit ou s’é­touffe selon les événements.

Moi, mon boulot, c'est d'enfermer les filles comme toi et d'essayer d'en faire des balances. Rien de personnel, au fond je comprends même votre point de vue. photo Concorde Filmverleih
Moi, mon bou­lot, c’est d’en­fer­mer les filles comme toi et d’es­sayer d’en faire des balances. Rien de per­son­nel, au fond je com­prends même votre point de vue. pho­to Concorde Filmverleih

Il est d’ailleurs notable que mis à part dans une poi­gnée de scènes, le film évite de jouer le tire-larmes à l’ex­cès. Les risques de tra­vailler dans une buan­de­rie sont évo­qués, Maud a une large brû­lure mal cica­tri­sée sur l’é­paule, mais jamais cet élé­ment n’est mis en avant ; il fait par­tie des détails natu­rels du film, au même titre que les cos­tumes, les décors et les accessoires.

Des décep­tions ? Oui, bien sûr. La trame géné­rale est un peu conve­nue, un peu sim­pliste, et l’his­toire s’ar­rête quand la vraie bataille pour l’é­man­ci­pa­tion des femmes a com­men­cé. En outre, mal­gré le soin appor­té à la recons­ti­tu­tion, cer­tains détails clochent (j’ai noté les flics qui prennent des rafales de pho­tos trop rapides pour les appa­reils de l’é­poque, et il me semble que la dif­fé­rence de langue entre les Londoniens pauvres et les « upper class » était plus mar­quée il y a un siècle : Carey Mulligan ne devrait logi­que­ment pas par­ler le même anglais que Meryl Streep). Je trouve éga­le­ment bizarre que Maud, qui exerce à plein temps des tâches manuelles depuis l’âge de douze ans, soit encore par­fai­te­ment à l’aise pour lire et écrire à vingt-quatre ans — mais en fait, j’a­voue tout igno­rer du niveau d’al­pha­bé­ti­sa­tion des wor­king girls sous George V, donc c’est peut-être juste mon pré­ju­gé qui parle.

Ceci étant, l’en­semble est tout à fait recom­man­dable, bien écrit excep­té quelques mal­adresses et admi­ra­ble­ment joué. Et c’est sans doute impor­tant de rap­pe­ler qu’en France, nos grands-mères sont sou­vent nées sans droit de vote — quant à gérer leur propre argent, il fal­lut attendre encore plus…