Les misérables

de Ladj Ly, 2019, ****

À Montfermeil, la bri­gade anti­cri­mi­na­li­té, c’est plus ou moins un gang comme les autres. Bon, elle repré­sente l’État et défend la loi, la pro­prié­té, tout ça ; bien sûr, elle arrête un dea­ler de temps en temps et fait de l’in­ti­mi­da­tion cow-boyesque à l’oc­ca­sion ; mais elle coha­bite elle aus­si avec les habi­tants et elle tient les murs comme les autres. Et quand elle reçoit un petit nou­veau, sou­cieuse d’é­vi­ter tout débor­de­ment inat­ten­du, elle le pré­sente aux gens du coin : les frères musul­mans, Salah le repen­ti qui tient un kebab, le Maire qui gère les petits busi­ness locaux… Un équi­libre sub­til per­tur­bé par l’ar­ri­vée d’un cirque, qui se fait chou­ra­ver un lion­ceau par un gosse et menace de foutre le feu à la cité pour le récu­pé­rer. La BAC doit s’in­ter­po­ser, cal­mer le jeu, trou­ver le félin, évi­ter que tout explose… oh, et évi­ter de foutre le feu elle-même, par exemple en bles­sant un gamin lors d’une inter­pel­la­tion banale.

Nous, c’est la BAC. On n’est pas mieux que les autres, on a juste l’État der­rière. — pho­to Rectangle Productions

J’avais qua­torze ans quand Mathieu Kassovitz a sor­ti La haine, et sans doute quinze ou seize quand je l’ai vu à la télé. Faudrait que je le revoie, d’ailleurs. Bref. À l’é­poque, ces his­toires de ban­lieue pari­sienne me pas­saient loin au-des­sus de la tête, et j’ai sur­tout rete­nu cette ambiance de mort, des flics déci­dés à ren­trer dans le lard des autoch­tones, des jeunes déci­dés à cas­ser du flic, agré­men­tée d’un trip dans Paris qui m’a­vait paru com­plè­te­ment hors sujet. J’avais aus­si consta­té, à tra­vers les cri­tiques et témoi­gnages, mais aus­si en croi­sant mes cou­sins pari­siens, que le film son­nait juste, qu’il par­lait très inti­me­ment à ceux qui le vivaient au quotidien.

Depuis, j’ai pas­sé presque dix ans à Paris, dont sept porte de la Chapelle, à deux cents mètres de la célèbre Seine-Saint-Denis. Et j’ai l’im­pres­sion que Les misé­rables a tout pour être à 2019 ce que La haine fut à 1995. Malgré quelques faci­li­tés (en par­ti­cu­lier la rapi­di­té de l’in­té­gra­tion du nou­veau baqueux), la mise en place pré­sente les équi­libres de la cité, où les gérants d’ac­ti­vi­tés illi­cites sont aus­si utiles que les poli­ciers pour éteindre les étin­celles, où les frères muz jouent l’a­pai­se­ment par des prêches un peu vides mais évitent que les mômes du bâti­ment A explosent ceux du bâti­ment B, où l’im­mense majo­ri­té des gens cherchent juste à vivre leur vie entre deux galères en évi­tant de mettre de l’huile sur le feu.

Nous, on est le ter­reau du ter­ro­risme d’a­près BFMTV. Enfin, on passe sur­tout notre temps à engueu­ler les mioches qui se balancent des cailloux, hein. — pho­to Rectangle Productions

Le déve­lop­pe­ment a un gros défaut : tout démarre immé­dia­te­ment, sans que la rou­tine ne s’ins­talle, sans que le bleu ait le temps de prendre ses marques. C’est dom­mage, parce que pour le reste, c’est du solide, avec un enchaî­ne­ment logique et impla­cable des évé­ne­ments. Un domi­no tombe lors­qu’un gosse un peu teu­bé pique un lion­ceau. Le domi­no sui­vant s’é­croule lorsque les pro­prios du bes­tiau viennent mena­cer le Maire, obli­geant la BAC à s’in­ter­po­ser. Ce domi­no entraîne celui où les flics chopent le gamin, avec la dou­ceur carac­té­ris­tique des baqueux… Et en quelques heures, c’est toute une cité où des dizaines d’a­dos gal­va­ni­sés n’ayant jamais eu grand-chose à perdre débordent les quelques per­sonnes qui tentent de cal­mer le jeu, pen­dant que les habi­tants se bar­ri­cadent et comptent les coups.

Avez-vous déjà vu un sablier où la confi­gu­ra­tion des grains bloque l’é­cou­le­ment ? Il suf­fit d’une minus­cule chi­que­naude pour que tout ce qui était pré­cai­re­ment sta­bi­li­sé s’é­coule d’un coup, et il est alors com­plè­te­ment illu­soire d’es­pé­rer blo­quer le flux. Il faut juste ser­rer les dents en atten­dant qu’un nou­vel équi­libre, aus­si fra­gile que le pré­cé­dent, se rétablisse.

Moi, je gère les petits busi­ness locaux. Du coup, je pré­fère quand c’est calme. — pho­to Rectangle Productions

À pre­mière vue, on ne peut pas dire que Les misé­rables soit sub­til — après tout, une baffe en pleine gueule n’a pas voca­tion à l’être.

Mais en fait, si, quelque part. Il explique assez bien à quel point, dans un uni­vers où la misère devient explo­sive, chaque grain de sable est essen­tiel au main­tien de la sta­bi­li­té. Les cri­tiques qui l’ont vu comme un grand « ACAB », jeunes contre flics et on ver­ra bien qui crè­ve­ra le pre­mier, ont pro­ba­ble­ment raté les vingt pre­mières minutes et les dix der­nières. Ladj Ly ne fait pas un brû­lot anti-flics, mais un brû­lot anti-flics cons, ce qui n’est pas la même chose. Il pro­pose sur­tout un por­trait d’hu­mains à bout, d’é­las­tiques ten­dus comme des cordes à pia­no et qui ne peuvent sup­por­ter un new­ton de plus. Il livre en fait une des­crip­tion en écor­ché d’une cité ordinaire.

La réa­li­sa­tion est soi­gnée, dyna­mique, bru­tale sou­vent mais tou­jours ryth­mée, bien aidée par un cas­ting tota­le­ment natu­rel et un mon­tage d’en­traî­ne­ment au demi-fond — rapide, ner­veux, il garde juste ce qu’il faut sous le pied pour pou­voir piquer un sprint aux moments stra­té­giques. La pho­to de Julien Poupard est magni­fi­que­ment crade, par­faite pour décrire les murs décré­pis et les par­kings hui­leux comme pour mettre en valeur les acteurs de la tragédie.

Nous, tout le monde s’en fout, ils veulent juste qu’on se tienne à car­reau. Pourtant, on peut être à la fois l’é­tin­celle et le maté­riau inflam­mable. — pho­to Rectangle Productions

Vous rirez peut-être par­fois, mais vos dents grin­ce­ront sou­vent. Et une lorsque vous serez remis du « cut » final pla­cé avec la pré­ci­sion d’une lame de guillo­tine, il est plus pro­bable que vous sor­tiez avec une envie de dis­tri­buer des coups de boule, en par­ti­cu­lier à tous les don­neurs de leçons qui vous pro­mettent une « solu­tion rapide pour les ban­lieues » ou qui cri­tiquent le « com­mu­nau­ta­risme des cités ».

Et quelque part, faire com­prendre et même res­sen­tir la haine éprou­vée par les misé­rables, c’est le signe le plus évident d’une grande réussite.