Assassination nation

de Sam Levinson, 2018, ****

La socié­té a des règles. Pour être tran­quille, c’est simple : il suf­fit de les suivre.

Sauf que…

Personne ne suit toutes les règles. En vrai, tout le monde a un petit secret inavouable : ce père de famille échange des sex­tos avec sa baby-sit­ter, cette ado­les­cente sage trompe son copain, ce poli­ti­cien conser­va­teur traîne dans les backrooms gays, cette BFF a envoyé des pho­tos de son amie à un mec… Et lorsque tous ces petits secrets deviennent publics suite à un pira­tage mas­sif, il est bien plus urgent de trou­ver des boucs émis­saires que de remettre en ques­tion les règles de la société.

Un teen-movie clas­sique, où le grand enjeu est de convaincre Beaugosse que les cun­ni­lin­gus, c’est bien. — pho­to Neon

Voilà, à pre­mière vue, Assassination nation est une cri­tique acerbe de la socié­té contem­po­raine amé­ri­caine, puri­taine, prude, culpa­bi­li­sa­trice, mas­cu­li­niste et dis­crè­te­ment vio­lente, qui explo­se­rait si cha­cun était pla­cé devant ses para­doxes et ceux des autres. Le ton n’est ici pas si éloi­gné de God bless America, pas­sant de « la socié­té est un car­can » à la vio­lence la plus ouver­te­ment débri­dée, jus­qu’à éro­ti­ser les giclées san­gui­no­lentes comme pour exor­ci­ser l’é­touf­fe­ment de l’in­di­vi­du sous des conven­tions absurdes. Ça lorgne aus­si beau­coup sur le rape and revenge bien gore, tout en repre­nant très régu­liè­re­ment les sujets légers et futiles du teen-movie le plus classique.

À ce titre, soyons hon­nête : c’est arty, réa­li­sé avec soin, le tra­vail du direc­teur de la pho­to­gra­phie Marcell Rév est sou­vent remar­quable, et le film est un mael­ström qui se regarde d’un bout à l’autre sans souf­fler… mais c’est à peu près tout. Le mes­sage sur le har­cè­le­ment et l’i­né­ga­li­té des sexes est un peu rabâ­ché, les per­son­nages ne sont que super­fi­ciel­le­ment décrits, c’est entraî­nant et jouis­sif, mais pas vrai­ment marquant.

Okay, il est temps de répli­quer. — pho­to Neon

Là où Assassination nation prend une dimen­sion plus inté­res­sante, c’est que l’his­toire de ces quatre ado­les­centes libé­rées, dési­gnées comme res­pon­sables de tous les maux de la socié­té et pour­sui­vies à ce titre, se déroule à Salem, Massachusetts. Aussi, le film ne raconte pas tant le pétage de plombs d’une ville ordi­naire qu’une bonne vieille chasse aux sor­cières. Le mal du 17è siècle, l’ex­cuse de tous les mau­vais com­por­te­ments, c’é­tait Satan, et les boucs émis­saires étaient les jeunes femmes qu’on sus­pec­tait de le ser­vir — mais qui, sur­tout, ne vou­laient pas expier les fautes des hommes ; au 21è siècle, le web est le grand ten­ta­teur et les boucs émis­saires, les jeunes femmes qui en divulguent les don­nées — mais qui sur­tout, ne veulent pas expier les fautes des hommes.

Et comme en 1692, les bonnes forces de l’ordre accom­pagnent les bons citoyens pour rendre la bonne jus­tice de Lynch. — pho­to Neon

Et du coup, le vrai mes­sage du film n’est pas « jugez pas trop les autres, vous êtes pas blanc-bleu non plus », mais « les puri­tains amé­ri­cains ne chan­ge­ront jamais, tou­jours à blâ­mer les cibles faciles pour reje­ter leurs propres res­pon­sa­bi­li­tés ». Trois cents ans de « civi­li­sa­tion » n’ont pas chan­gé la nature de l’homme ; cette nation a été bâtie sur des vic­times expia­toires et conti­nue à se per­pé­tuer de même.

Cet aspect est absent de bien des cri­tiques. Que des jour­na­listes pro­fes­sion­nels aient pu pas­ser à côté de la réfé­rence aux chasses aux sor­cières ou sai­sir le ren­voi du titre à cette « nation d’as­sas­si­nats » est un peu effa­rant — sur­tout que les Sorcières de Salem, c’est quand même un élé­ment récur­rent des contes amé­ri­cains, régu­liè­re­ment invo­qué par les scé­na­ristes et roman­ciers pour sou­li­gner tel ou tel aspect peu relui­sant de la socié­té moderne. Que nombre d’ar­ticles se contentent d’y voir un ques­tion­ne­ment sur la vie pri­vée à l’ère des réseaux sociaux ou sur les consé­quences de la pira­te­rie dans un monde de big data me laisse son­geur. Est-il pos­sible que tant de cri­tiques manquent à ce point de culture ? Est-il pos­sible qu’ils aient jugé que cela n’é­tait pas un aspect impor­tant du film ? En somme, est-ce de l’in­com­pé­tence ou de la faute professionnelle ?

Comme on disait il y a quelques mois : les fan­tasmes, par­fois, ça se retourne. — pho­to Neon

Bref, là, je me suis un peu éloi­gné d’Assassination nation. Vous avez com­pris : n’é­cou­tez pas les cri­tiques. Le film est esthé­tique et par­fois étran­ge­ment éro­tique, il verse dans le gore sans com­plexe, il est entraî­nant et sim­pliste, par­fois gra­tuit et un peu stu­pide çà et là, mais il offre par son paral­lèle his­to­rique un point de vue sur la nature humaine plus nuan­cé et intel­li­gent qu’il n’y paraît à pre­mière vue. Éminemment cri­ti­quable, mais aus­si tout à fait recom­man­dable pour les amateurs.