Logan

baffe pleine de griffes de James Mangold, 2017

Bon, je l’ai vu hier, et la ques­tion se pose : par où atta­quer Logan ?

Euh, non. Pardon, on n’at­taque pas Logan, c’est un coup à se retrou­ver en mor­ceaux sur le par­king pous­sié­reux d’un motel texan.

Par où com­men­cer la cri­tique, disais-je donc ?

Le plus simple est sans doute de com­men­cer chro­no­lo­gi­que­ment en remon­tant à mon pre­mier contact avec ce film. La bande-annonce m’a­vait cau­sé un rare moment d’en­thou­siasme et d’ex­ci­ta­tion. Pas seule­ment parce que Hurt semble n’a­voir été écrite que pour Johnny Cash, bien qu’il ait mis sept ans à la reprendre, et qu’elle colle par­fai­te­ment à la per­son­na­li­té de Logan, mais aus­si par ce qu’elle fai­sait entre­voir : des per­son­nages qui ont évo­lué, fati­gués, bat­tus, bien loin des mutants aux super-pou­voirs qua­si­ment invin­cibles de Singer. Dans la fou­lée, une inquié­tude était appa­rue : serait-ce de la poudre aux yeux ? Les phrases vague­ment télé­pho­nées de la bande-annonce pour­raient-elles n’être qu’un empi­le­ment visant à faire croire à une pro­fon­deur absente du film ? À ce moment, dans mon esprit, Logan devait être un quitte ou double : soit il serait à la hau­teur de sa bande-annonce et devien­drait for­cé­ment le meilleur truc jamais sor­ti d’une adap­ta­tion de Marvel, soit il ne le serait pas et, même très bon, il me déce­vrait amèrement.

Mais il est éga­le­ment ten­tant de com­men­cer par par­ler de Logan. Vous connais­sez for­cé­ment Wolverine, per­son­nage très impor­tant de l’u­ni­vers Marvel, secon­daire dans les X‑Men de Singer et Ratner, mais qui eut droit à sa propre tri­lo­gie pour com­pen­ser. Vous savez donc que Logan, c’est le type nor­mal qui, sous son carac­tère bou­gon et misan­thrope, cache plus ou moins bien les griffes de Wolverine. Las de voir cre­ver des gens et d’en tuer d’autres, Logan a choi­si la soli­tude il y a long­temps et vit son immor­ta­li­té comme une malé­dic­tion dont il aime­rait voir la fin. Logan n’a pas d’a­mis, pas de parents, pas de rela­tions, et il ne s’oc­cupe des affaires humaines que contraint et for­cé, lorsque par exemple un truc encore plus injuste que la vie ordi­naire l’o­blige à réagir. C’est une iro­nie du des­tin qui fait que Logan se trouve mêlé aux grands com­bats et sauve le monde : fon­da­men­ta­le­ment, les gens qu’il sou­hai­te­rait sau­ver sont peu nom­breux et ceux qu’il appré­cie encore moins.

Tout s’use. Même les pou­voirs de gué­ri­son. — pho­to Twentieth Century Fox

Plus que ses cica­trices, qui montrent qu’il ne gué­rit plus aus­si bien que par le pas­sé et laissent pen­ser que son immor­ta­li­té pour­rait bien­tôt n’être qu’un sou­ve­nir, c’est donc là que se situe le grand choc, la vraie révo­lu­tion du per­son­nage : Logan s’oc­cupe de quel­qu’un. Un vieillard para­ly­tique, dément une bonne par­tie du temps, sujet à des crises ter­ri­fiantes au cours des­quelles ceux qui l’en­tourent sont réduits à l’im­puis­sance, et qui n’est plus que le fan­tôme de Charles Xavier. Logan en torche-malade, on va pas se men­tir, ça sur­prend : après deux cents ans d’a­ni­ma­li­té, après avoir lit­té­ra­le­ment tran­ché dans le vif de la guerre de Sécession à celle du Vietnam, Logan aurait-il fini par acqué­rir une forme d’empathie ?

La réflexion sur la vieillesse est bien sûr un grand clas­sique lorsque approche la fin d’une série de films basée sur un per­son­nage emblé­ma­tique. Mais il n’est pas ques­tion ici que de vieillesse et de bilans ; il est aus­si, sur­tout peut-être, ques­tion d’hé­ri­tage. Celui de Charles Xavier, de ses rêves de voir les mutants unis coha­bi­ter paci­fi­que­ment avec les humains, et de son échec. Celui de Stryker, de son pro­gramme d’armes X foi­reux mais tou­jours actif en plein vingt-et-unième siècle. Celui de Logan, de ses accès de vio­lence, de son amer­tume et de sa misanthropie.

Where is my mind ? — pho­to Twentieth Century Fox

Il est sur­tout ques­tion d’é­du­ca­tion, à l’heure où Logan maî­trise enfin les ins­tincts de Wolverine, à l’heure où l’é­cole du Pr X n’est plus qu’un loin­tain sou­ve­nir et où Charles lui-même n’est plus qu’un vieillard caco­chyme, à l’heure où il y a pour­tant une jeune sau­va­geonne qui a, peut-être plus encore que les anciens élèves, besoin d’en­sei­gne­ment et d’é­du­ca­tion. Wolverine est un ani­mal, Logan a choi­si de n’a­voir ni amis, ni famille ? Il croit quoi, lui, qu’on a le choix ? Quand on trouve un petit sur le pas de la porte, il faut bien lui trou­ver du lait. Quitte à avoir ce qu’on pour­rait appe­ler un geste humain.

Vous vous sou­ve­nez de John Rambo et Rocky Balboa ? Notre film du jour ne s’ap­pelle pas « James Howlett », mais c’est sans doute parce que le per­son­nage est en fait né lors­qu’il adop­ta l’i­den­ti­té de Logan. Comme chez ces deux autres, la vieillesse est l’oc­ca­sion d’en­fin creu­ser vrai­ment un per­son­nage, lui don­ner une his­toire, une réflexion sur celle-ci et une angoisse exis­ten­tielle : com­ment, pour­quoi conti­nuer, quand on a déjà tant fait et tant per­du ? Comment se confron­ter au monde moderne, à la jeu­nesse qui monte, qui devient ce qu’on a été ou qui s’y oppose avec viru­lence, quand on est soi-même usé, vieilli et plus tel­le­ment convain­cu qu’il y a des bons et des mau­vais ? Comment être à la hau­teur de la légende, quand non seule­ment on est trop vieux pour ces conne­ries, mais en plus cette légende a été gran­die, pous­sée, exa­gé­rée au fil du temps ?

Oui, Logan parle de tout ça. Ça nous change des com­bats pour sau­ver l’hu­ma­ni­té des pré­cé­dents films, et ça paraît bien plus natu­rel que le débat « devons-nous coha­bi­ter avec les non‑X ou les réduire en escla­vage ? » qui est habi­tuel­le­ment le nœud de réflexion de la série. En fait, ça pro­longe un peu cer­taines réflexions sur­vo­lées dans le pré­cé­dent opus, mais l’é­vo­lu­tion est pro­fonde : sans en faire le centre de son his­toire, Logan pro­pose une forme d’in­tros­pec­tion qui pour­ra « par­ler » à tout un cha­cun — ce qui est éton­nant pour un film par­fois presque muet. Bon, ça n’est pas American beau­ty bien sûr, mais ça n’est pas ce qu’on lui demande.

Tiens, à pro­pos d’American beau­ty, vous savez ce qui m’y a fait pen­ser ? Non, c’est pas l’i­dée du père pau­mé devant sa famille.

La pho­to.

John Mathieson était direc­teur de la pho­to­gra­phie de Pan, et vous vous sou­ve­nez que c’est un des points posi­tifs que j’a­vais noté pour ce petit navet sym­pa­thique. Avant, il avait géré Robin des Bois, Kingdom of hea­ven et Gladiator, et vous savez comme Ridley peut être exi­geant avec ses pho­to­graphes. Donc, vous savez que John Mathieson n’est pas un mauvais.

Mais de là à voir ça…

Hommage dis­cret au Cerebro, sym­bo­lisme de la vieille­rie et de la décré­pi­tude… et plan magni­fique. — pho­to Twentieth Century Fox

Si j’ai pen­sé à American beau­ty, c’est parce que j’ai le sen­ti­ment que ça fai­sait dix-sept ans que je n’a­vais pas vu un film à la pho­to aus­si soi­gnée. C’est simple : c’est sublime. Sublimement dégueu­lasse peut-être, vu que le film joue beau­coup sur la décré­pi­tude du monde et n’hé­site pas à vous bou­cler un superbe pay­sage du sud des États-Unis avec un gros tas de fer­raille rouillée ; subli­me­ment ger­bant par­fois, vu que les plaies puru­lentes en gros plan font cet effet à cer­taines per­sonnes ; mais sublime.

On retrou­ve­ra des plans ins­pi­rés du wes­tern, voire du film de red­necks — notam­ment la confron­ta­tion entre Will Munson et ses voi­sins, qui pour­rait rap­pe­ler La main droite du diable à ceux qui aiment se sou­ve­nir des œuvres oubliées de Costa-Gavras — et on trou­ve­ra sur­tout moult plans ins­pi­rés du road-movie, qui est il est vrai le genre natu­rel de ce film. À vous les grands pay­sages, à vous les plans larges sur la route, à vous la beau­té farouche des mon­tagnes du Dakota et les plaines arides du Texas, à vous les ren­contres déli­cates comme les confron­ta­tions bru­tales au hasard des car­re­fours : à chaque fois, le direc­teur de la pho­to­gra­phie aura trou­vé le bon angle, les bons réglages, la bonne teinte, le bon contraste pour four­nir une image à la fois repré­sen­ta­tive de l’en­vi­ron­ne­ment, par­fai­te­ment col­lée à l’am­biance de la scène et bru­ta­le­ment belle.

Au fait, ceci est un road-movie. — pho­to Twentieth Century Fox

La pho­to­gra­phie n’est que l’as­pect le plus frap­pant de la fiche tech­nique. Réalisation et mon­tage nous four­nissent eux aus­si un film ryth­mé, qui sait prendre le temps de se poser pour écou­ter ses per­son­nages mais est éga­le­ment capable de s’é­ner­ver lors­qu’il le faut. Ils savent aus­si faire sem­blant, chan­ger de pied au beau milieu d’un galop pour impo­ser quelques secondes de par­faite immo­bi­li­té, juste le temps de détour­ner les clas­siques de leur genre. Le mixage est un autre suc­cès indé­niable : il y a bien eu un moment où j’ai trou­vé la musique un poil pré­sente, mais en dehors de cela, tous les sons sont par­fai­te­ment clairs, mas­qués ou ampli­fiés juste ce qu’il faut pour que l’am­biance sonore soit rac­cord avec l’am­biance visuelle.

La direc­tion d’ac­teurs a connu des hauts et des bas au fil de la dizaine de films de cet uni­vers et l’on sait que Hugh Jackman peut ver­ser dans le cabo­ti­nage si on ne le cadre pas ; ici, rien à dire, le dres­seur a fait son bou­lot, Logan est sobre et fati­gué mais a tou­jours une forme de rage inté­rieure — cette fois nour­rie d’a­mer­tume plu­tôt que de colère. Le dres­seur a sur­tout fait un excellent bou­lot avec Dafne Keen : elle a bien une mimique un peu répé­ti­tive lors­qu’elle saute sur quel­qu’un, mais elle est glo­ba­le­ment impec­cable et même presque bou­le­ver­sante par moments. C’était pour­tant pas for­cé­ment simple, le scé­na­riste lui ayant impo­sé plu­sieurs niveaux de jeu : Laura est évi­dem­ment une bête féroce, mais aus­si une gamine recluse qui découvre le monde exté­rieur, un mutant qui découvre son pou­voir de gué­ri­son dans la dou­leur, une psy­cho­pathe qui mas­sacre comme on lui a appris à le faire, une petite chose timide qui aime se plan­quer der­rière des lunettes de soleil. L’actrice doit donc jouer à la fois la jeune Laura Ingalls, Max Guevara au som­met de sa forme, Mowgli ver­sion Kipling et même Lou. On lui par­don­ne­ra donc de se répé­ter un poil sur une paire de scènes : après tout, même Mathilda alter­nant deuil, inno­cence, mani­pu­la­tion et cruau­té dans Léon était un rôle plus simple !

Autant vous le dire, la caté­go­rie « meilleur ani­mal dans un rôle prin­ci­pal » est qua­si­ment bou­clée pour 2017 — pho­to Twentieth Century Fox

Je savais pas trop par où com­men­cer, je sais pas non plus par quoi finir. Normalement, quand j’en­chaîne les louanges comme ça, je conclus en modé­rant un peu les choses, en lis­tant des trucs qui vont pas. Alors bien sûr, je pour­rais vous dire que niveau pro­fon­deur de scé­na­rio, c’est quand même pas Sense8, que Caliban est fina­le­ment éton­nam­ment secon­daire vu son impor­tance, ou que la fin est pré­vi­sible — et d’ailleurs pré­vue dès la cin­quième minute.

Mais faire ça, ce serait repro­cher à Logan d’être, après tout, mal­gré tout même, un film de l’u­ni­vers X‑Men. Ce serait lui repro­cher de n’a­voir pas tota­le­ment renié ses racines. Ce serait lui repro­cher d’a­voir conser­vé un lien de paren­té avec les pré­cé­dents Wolverine. Or, il aurait été bien plus grave qu’il aban­don­nât tota­le­ment cette filia­tion : d’une part, la ques­tion de l’hé­ri­tage est ici cru­ciale et d’autre part, on a enfin un film de super-héros avec une vraie ambiance, de vrais per­son­nages qui se posent des ques­tions sur eux-mêmes, une vraie réa­li­sa­tion qui ne cherche pas à en mettre plein les yeux, une vraie pho­to qui tra­vaille son esthé­tique et pas seule­ment sa vir­tuo­si­té, bref, un film de super-héros qui soit un vrai grand film.