Jason Bourne

clip épi­lep­tique de Paul Greengrass, 2016

Tristesse.

Tel est le sen­ti­ment qui domine, à l’heure de vous adres­ser ce faire-part : Paul Greengrass est décé­dé. Je n’ai pas la date exacte, mais il s’est sui­ci­dé le jour où il a déci­dé de faire un Bourne de plus, sans l’aide de Tony Gilroy au scénario.

La mémoire dans la peau était un excellent thril­ler basé sur une quête d’i­den­ti­té. Dans La mort dans la peau puis La ven­geance dans la peau, Jason Bourne se décou­vrait lui-même et si l’on bas­cu­lait dans une plus clas­sique oppo­si­tion entre le héros et la vilaine CIA, on conser­vait l’en­jeu de savoir qui il était, d’où il venait, où il allait et com­ment il allait y parvenir.

Jason Bourne… Et bien, Jason Bourne n’a plus rien de tout ça. Le seul élé­ment nou­veau sur les ori­gines (et encore) est son père, qui occupe bien qua­rante secondes du script, et le film ne reprend que deux per­son­nages de la tri­lo­gie ini­tiale (dont un dis­pa­raît immé­dia­te­ment après l’in­tro­duc­tion). Il ne reste donc que Jason Bourne, dans une ver­sion débar­ras­sée de ses ques­tion­ne­ments tra­di­tion­nels, dans une his­toire dont les enjeux sont les lan­ceurs d’a­lertes, les pro­grammes de sur­veillance de popu­la­tion et leur intru­sion dans Facebook / Google / Android / Windows.

Chérie, tu vas prendre une balle dans le dos. Mais rassure-toi, y'aura pas une goutte de sang. - photo Universal Pictures
Chérie, tu vas prendre une balle dans le dos. Mais ras­sure-toi, y’au­ra pas une goutte de sang. — pho­to Universal Pictures

Ces enjeux sont-ils au moins bien trai­tés ? Ben non. L’ensemble des dia­logues tient sur le ver­so d’une carte de cré­dit (et encore, sans écrire trop petit). Du coup, on n’a pas le temps de faire autre chose qu’empiler les cli­chés et idées reçues : par exemple, Heather pense pou­voir retour­ner Jason, Robert pense qu’il vaut mieux le buter, aucun des deux ne prend le temps d’a­van­cer un quel­conque argu­ment pour sou­te­nir sa cause ; puis, après cette séquence de quatre-vingts secondes à tout cas­ser, on enchaîne direc­te­ment sur un quart d’heure d’ac­tion où Robert passe dans le dos d’Heather pour essayer de buter Jason pen­dant qu’elle essaye de le retour­ner. Et quand Aaron com­mence à expli­quer qu’il a mal agi, vite vite vite, on fait un plan sur Jason, un plan sur Assett (qui n’au­ra jamais de nom, qui est appa­rem­ment une vieille connais­sance mais qui n’é­tait jamais appa­ru avant, ça s’ap­pelle de la cohé­rence), un plan sur Heather, un plan sur Jason, un plan sur Assett prêt à tirer, un plan sur Aaron qui finit son intro­duc­tion et pan. Ça évite d’a­voir à écrire le dis­cours d’Aaron, ça évite de se deman­der ce qu’il va vou­loir dire et com­ment il pour­rait le tour­ner : c’est tel­le­ment plus simple de se concen­trer sur des gens qui courent et qui tirent.

Au pas­sage, Aaron, arché­type du patron de start-up à suc­cès, est d’o­ri­gine indienne. Parce que tant qu’à empi­ler les cli­chés, autant ne pas renon­cer à uti­li­ser les plus racistes d’entre eux. Je suis presque éton­né qu’un blan­chis­seur chi­nois n’ap­pa­raisse pas pour laver la che­mise de Jason entre deux plans.

Bref, côté scé­na­rio, c’est de la grosse merde, d’au­tant plus impar­don­nable que ça pré­tend jus­te­ment suivre une tri­lo­gie qui mélan­geait inter­ro­ga­tions et action de manière plu­tôt équilibrée.

Je tape plein de choses très vite sur mon clavier, y compris des références parce que y'a pas de copier-coller à la CIA. - photo Universal Pictures
Je tape plein de choses très vite sur mon cla­vier, y com­pris des réfé­rences parce que y’a pas de copier-col­ler à la CIA. — pho­to Universal Pictures

Mais si Greengrass ne vaut pas Gilroy comme scé­na­riste, au moins est-il un réa­li­sa­teur effi­cace, n’est-ce pas ?

Ben…

Non.

Absolument pas.

C’est là que son décès est offi­ciel­le­ment pro­non­cé : il remue encore, mais c’est tout ce qu’il sait faire.

Paul a tou­jours été un adepte de la camé­ra à l’é­paule. Il l’a tou­jours uti­li­sée intel­li­gem­ment, pour suivre ses per­son­nages et immer­ger le spec­ta­teur dans l’ac­tion. Ça mar­chait extra­or­di­nai­re­ment bien pour l’ad­mi­rable et immor­tel Bloody sun­day, ça fonc­tion­nait effi­ca­ce­ment pour les Bourne 2 et 3, c’é­tait plu­tôt réus­si dans Green zone.

Je suis le meilleur sniper du monde, j'utilise un Scar-L canon court parce qu'avec un fusil adapté ça serait trop facile. - photo Universal Pictures
Je suis le meilleur sni­per du monde, j’u­ti­lise un Scar‑L canon court parce qu’a­vec un fusil adap­té ça serait trop facile. — pho­to Universal Pictures

Mais ici, n’ayant plus rien à por­ter et plus vrai­ment de per­son­nage à suivre, il tente de com­pen­ser en se cari­ca­tu­rant lui-même. Ce ne sont plus des mou­ve­ments de camé­ra, mais des secousses ; l’ac­tion en est illi­sible, ce qui est extrê­me­ment dom­mage puisque, si vous avez lu les para­graphes pré­cé­dents, vous avez com­pris qu’il ne reste que ça dans le film. Et pour détour­ner un peu plus l’at­ten­tion du spec­ta­teur, Paulo lui fout en per­ma­nence une musique qui a toute la sub­ti­li­té de l’am­biance sonore de Tom Clancy’s Splinter cell, le jeu vidéo — sauf qu’i­ci, on n’in­filtre pas en douce, on fonce dans le tas… Si par hasard vous arri­viez à suivre ce qui se passe, l’in­va­sion des vio­lon­celles à sus­pens vous rap­pel­le­ra imman­qua­ble­ment que rien de tout ça n’est réel.

Après deux heures de ce trai­te­ment, on a l’im­pres­sion d’a­voir fait une longue crise de spasmes dans une boîte de nuit, avec Matt Damon dans le rôle du type qui vous fout des baffes pour vous réveiller. Peut-être que c’est ce qui est arri­vé à Paul Greengrass, mais il aurait mieux valu le lais­ser par­tir plu­tôt que de le main­te­nir vivant en mort cérébrale.