Steve Jobs

de Danny Boyle, 2015, ****

C’est l’his­toire d’une petite fille. Lisa a cinq ans et l’homme que sa mère et une bor­dée d’a­na­lyses médi­cales dési­gnent comme son père refuse de la recon­naître et ne verse les pen­sions que contraint et for­cé. Il est pour­tant très riche et très occu­pé à une tâche beau­coup plus essen­tielle que sa fille : s’as­su­rer qu’un ordi­na­teur inté­gré, desi­gn et très cher puisse dire « Hello » exac­te­ment à l’heure où il doit le faire.

Où t'es, Papa, où t'es ? - photo François Duhamel
Où t’es, Papa, où t’es ? — pho­to François Duhamel

Quatre ans passent. Le père de Lisa l’a enfin recon­nue, il est tou­jours très riche, et a tou­jours des occu­pa­tions prio­ri­taires sur sa fille : il lance un nou­vel ordi­na­teur, un cube desi­gn, ultra-per­for­mant, équi­pé d’un sys­tème d’ex­ploi­ta­tion révo­lu­tion­naire et d’un coût astro­no­mique, qui n’est pas vrai­ment fini mais dont la pré­sen­ta­tion doit com­men­cer à l’heure précise.

Dix ans passent. Lisa et son père se sont un peu rap­pro­chés, il est encore plus riche, et il est concen­tré sur une acti­vi­té aus­si impor­tante que sa fille : pré­sen­ter un ordi­na­teur inté­gré trans­lu­cide, per­for­mant, très cher, qui doit sau­ver son entre­prise de la faillite et dont la céré­mo­nie de lan­ce­ment doit res­pec­ter une ponc­tua­li­té absolue.

En trois tableaux, Danny Boyle trace un por­trait à grands traits d’une fillette deve­nue ado­les­cente, obser­va­trice timide, com­plice puis cri­tique d’un connard imbu de lui-même, égoïste, auto­ri­taire, mes­quin, maniaque, aux com­pé­tences tech­niques dis­cu­tables et aux com­pé­tences sociales catas­tro­phiques, qui a gagné beau­coup d’argent en fai­sant gran­dir, cou­ler et renaître une entre­prise à force de vou­loir abso­lu­ment déci­der à leur place de ce que les clients vou­laient ache­ter et de quel mon­tant ils sou­hai­taient y mettre.

Papa, pourquoi t'es un connard ? - photo François Duhamel
Papa, pour­quoi t’es un connard ? — pho­to François Duhamel

Il y a deux bonnes nou­velles. La pre­mière, c’est que Steve Jobs n’est pas une bio­gra­phie, mais un opé­ra en trois actes. Du coup, point d’é­vo­ca­tion tech­nique, d’hu­ma­ni­sa­tion du per­son­nage ou de chro­no­lo­gie exces­sive : on va à l’es­sen­tiel, sans devoir faire le tour du pro­prié­taire. Adopter Lisa comme fil rouge et presque nar­ra­trice est la deuxième astuce per­met­tant d’a­voir les mains libres pour décrire Steve, qui peut ain­si être une cre­vure sha­kes­pea­rienne sans que ça pose de pro­blème (à part aux gens qui ont le mal­heur de tra­vailler pour lui, bien sûr).

Hé, Steve, tu sais pourquoi tout le monde te déteste ? - photo Universal Pictures
Hé, Steve, tu sais pour­quoi tout le monde te déteste ? — pho­to Universal Pictures

La seconde, c’est que Danny évite de faire du Danny. Pas de misé­ra­bi­lisme lar­moyant façon Slumdog milio­naire, pas de clip épi­lep­tique comme 127 heures, et sur­tout pas de mon­tage aller-retour per­ma­nent ni de satu­ra­tion visuelle et sonore : Steve Jobs est un film posé qui assume ses ellipses, sait prendre le temps de pré­sen­ter ses per­son­nages et dans lequel les flashs-backs servent à éclai­rer l’his­toire plu­tôt qu’à en rajou­ter des tonnes. Si Steve a été adop­té, ça n’en fait pas un pleu­reur et s’il est impi­toyable, ses vic­times peuvent répliquer.

La pres­ta­tion de Michael Fassbender est évi­dem­ment par­faite, mais il est très bien sou­te­nu par un bon lot de seconds rôles : à son habi­tude, Aaron Sorkin (créa­teur de The news­room, scé­na­riste de The social net­work…) a don­né une vraie impor­tance à tous les per­son­nages et le moins que l’on puisse dire est que le cas­ting tient la route.

M'en fous : je suis Dieu. - photo François Duhamel
M’en fous : je suis Dieu. — pho­to François Duhamel

Du coup, c’est un vrai bon film sur la façon dont la même folie peut don­ner à la fois la « vision » obses­sion­nelle qui fera d’un homme un mil­lion­naire et la mania­que­rie intran­si­geante qui le cou­pe­ra du reste de l’hu­ma­ni­té. Les geeks seront heu­reux de voir le match Jobs-Wozniak en allé­go­rie de la rela­tion ten­due entre les génies et les autres, ain­si que de retrou­ver dans la bouche de Steve des répliques de Sheldon. Ceux qui aiment les his­toires de dieux confron­tés aux hommes ou de salauds face à l’hu­ma­ni­té se réga­le­ront, de même d’ailleurs que tous ceux qu’in­té­resse glo­ba­le­ment la dua­li­té de l’homme.