God bless America

bijou inclas­sable de Bob Goldthwait, 2011

Des voi­sins. C’est bien, des voi­sins. Mais ça fait du bruit. Surtout quand ça regarde des émis­sions de merde toute la jour­née avec la télé à fond, que ça gueule pour quand même s’en­tendre et que ça a un bébé qui hurle à chaque fois que ses parents gueulent. Et comme les murs de votre appar­te­ment sont ridi­cu­le­ment fins et que, tous les matins, la Mustang du mari vous empêche d’al­ler au bou­lot à l’heure parce qu’il est inca­pable de la garer sur sa place de par­king, vous faites comme tous les dépres­sifs : vous vous allon­gez sur votre lit, vous fer­mez les yeux, et vous fan­tas­mez joyeu­se­ment sur l’i­dée de prendre un flingue et de buter ces connards.

Et si, un jour, vous aviez vrai­ment un flingue ?… Dieu bénisse l’Amérique, le pays où aus­si déses­pé­ré, dépri­mé, sans emploi ni carte d’i­den­ti­té qu’on soit, on peut tou­jours se payer une arme !

Alors voi­là, God bless America, en pre­mière approche, c’est méchant, cynique et violent. Ça tape gra­tui­te­ment et bru­ta­le­ment sur la cré­ti­ne­rie, le sans-gêne, l’in­dé­cence en géné­ral, et la télé-réa­li­té en par­ti­cu­lier. Ça va très loin dans l’hé­mo­glo­bine gra­tuite et la cari­ca­ture, et ça n’est pas sans rejoindre par cer­tains aspects la culture du « tou­jours plus loin, tou­jours plus incon­ve­nant » que ça pré­tend dénoncer.

Mais.

Mais God bless America ne se contente pas de ça.

C’est aus­si un pur fan­tasme, un défou­loir splen­dide contre la conne­rie ambiante. C’est un bon moyen de s’é­cla­ter deux minutes, d’ar­rê­ter de se prendre le chou avec la réa­li­té qui dit qu’à l’ins­tant, il y a un voi­sin qui est ren­tré en cla­quant la porte à la volée au risque de réveiller tout l’im­meuble à 23 h, qu’il n’y avait abso­lu­ment rien à voir d’in­tel­li­gent ou même juste pas trop con à la télé ce soir et que vos col­lègues n’ont pas eu une dis­cus­sion intel­li­gente depuis des semaines.

C’est une cathar­sis idéale pour urbain stres­sé, misan­thrope nais­sant ou simple être humain devant sup­por­ter la coha­bi­ta­tion avec ses congé­nères. Ça vaut deux séances de psy, trois kilo­mètres de jog­ging et quatre heures de punching-ball.

Mais là encore, God bless America ne se contente pas de ça.

Parce qu’en plus, c’est jalon­né de réfé­rences, de pas­sages sale­ment intel­los où l’on retrouve en vrac du pen­seur grec, du père fon­da­teur des États-Unis ou du hard-rocker qui a inven­té le métal (et même le punk, si on réflé­chit bien). Ça se construit sur votre fan­tasme misan­thrope, et ça en pro­fite pour vous inter­ro­ger sur l’o­ri­gine de votre « haine » (au sens de Mathieu Kassovitz), la façon de gérer vos pul­sions, le modèle de socié­té que vous vou­lez construire, l’é­vo­lu­tion des mœurs et l’om­ni­pré­sence du fan­tasme de trans­gres­sion dans les médias — vous savez, celui qui pousse à faire des blagues juives, à appe­ler à buter les flics ou à se moquer d’un imbé­cile à la télé, à aller tou­jours plus loin dans la cré­ti­ne­rie méchante pour boos­ter l’au­di­mat, et qui de l’autre côté du mur explique pour­quoi ce billet sim­pliste et bru­tal a plus de visi­teurs que celui-ci, qui fait l’ef­fort de se poser une question.

God bless America vous inter­roge donc, sur votre rap­port à vos voi­sins, à la socié­té, à vos idéaux et à vous-même.

Ajoutons une réa­li­sa­tion géné­ra­le­ment dans la veine de la comé­die amé­ri­caine (on tape sur Juno mais on reprend cer­taines recettes), mais capable de quelques ful­gu­rances et de pas­sages contem­pla­tifs où le direc­teur de pho­to­gra­phie a pu se faire vrai­ment plai­sir, un jeu d’ac­teurs lui aus­si très « comique » mais alter­nant oppor­tu­né­ment avec quelques pas­sages tra­giques beau­coup plus sobres, et une obses­sion de ne pas aller à l’é­vi­dence qui pousse à trois retour­ne­ments suc­ces­sifs dans la der­nière demi-heure sans pour autant renon­cer à son finale, et l’on obtient la recette pour un film cer­tai­ne­ment pas exempt de fai­blesses, mais sacré­ment pre­nant, rafraî­chis­sant, drôle et tra­gique, gai et triste, flip­pant et décon­trac­tant, bref, très très attachant.